Beurrer : de la pâtisserie aux paroles

Alice Guéricolas-Gagné

Avant de déposer la pâte dans le moule à tarte, m’explique ma mère, il faut d’abord le beurrer.

Alice Guéricolas-Gagné

Alice Guéricolas-Gagné s’initie au bidouillage littéraire en fabriquant des fanzines qui racontent des histoires fantasques sur le quartier Saint-Jean-Baptiste, à Québec. Elle tire de cette matière le roman Saint‑Jambe, qui remporte le prix Robert‑Cliche en 2018. L’artiste Mélina Kerhoas et elle mènent dans ce même quartier La montée des eaux (2020), un projet collectif d’utopie postapocalyptique qui s’incarne par un parcours déambulatoire et une exposition dans les fenêtres des maisons.

Dans le cadre de sa maîtrise en littérature (2021), elle étudie un texte ayant circulé clandestinement dans la Tchécoslovaquie des années 1970. En travaillant à partir de différents médiums (mots, lieux, rencontres, histoire, matières), elle convie imaginaires et mémoires à foisonner en société. Son plus récent fanzine, Mythologie$ à l’épicerie (2021), s’intéresse à la mythologie de la consommation alimentaire.

Avant de déposer la pâte dans le moule à tarte, m’explique ma mère, il faut d’abord le beurrer. Je m’exécute, hissée jusqu’au comptoir grâce à mon petit banc vert. Avec mes minuscules doigts, j’extirpe du beurre de la motte et j’en macule le réceptacle de métal. Les bosses de rouille et les entailles creusées par les couteaux s’amenuisent sous la fine couche de graisse. Fascinée, je scrute les arabesques que mes empreintes digitales ont laissées au fond du moule. C’est une signature qui m’est unique, me dit ma mère. Nous échangeons un regard complice. Notre moule beurré, nous retournons à notre pâte, que nous roulons avant de la coucher dans le moule. Ce lit constellé de trous de fourchette, nous le bordons d’un fouettage constitué de jus de citron, d’œufs et de sucre.

La tarte enfournée, qui a tôt fait d’embaumer la cuisine, laisse mes petits doigts huileux et doux. Ce toucher particulier me revient lorsque je me beurre le corps de crème hydratante au cœur d’un hiver où je sais désormais lire et écrire, et même conduire une voiture. En tartinant ainsi ma peau, j’en gomme les fendillements et je retiens contre moi la poussière de mon épiderme, râpé par le froid et la sécheresse du chauffage. On peut étaler diverses graisses sur diverses surfaces pour les protéger. C’est aussi ça, beurrer.

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Illustration : Richard Déraps
 

Un peu de cuisine, et c’est reparti. L’imitation, les gestes, et soudain, une maîtrise – relative – survient. Haute sur mes jambes, je constate que le comptoir m’arrive désormais au nombril. Plongés dans la farine pour écraser les morceaux de beurre froid, mes doigts activent une sorte de rétropédalage vers le passé. Le temps se brouille. Depuis une autre époque, je continue à préparer la tarte. Je répète les gestes. Rajouter un peu d’eau à la mixture, faire une boule, saupoudrer de la farine sur le comptoir et sur la bouteille de verre servant de rouleau à pâtisserie, agrandir la pâte dans tous les sens, la déposer dans le moule, ajouter l’appareil – le contenu –, puis enfourner le tout. Pendant que le soleil se couche sur une froide journée d’hiver, il monte du four une odeur chargée de souvenirs. Quelques heures plus tard, la bouchée sucrée que j’avale fait dégringoler la mémoire familiale dans mon estomac. Le morceau de tarte, au fil de la digestion, devient influx nerveux et irradie jusqu’au bout de mes doigts avant de mousser en une vapeur qui percole au long de mes cordes vocales. En dernière instance, le flot atteint ma langue et y dépose un bonbon effervescent – celui du retour dans le temps.

Sur mes petites jambes, j’observe et je parle. À l’époque, j’ignore ce que beurrer épais signifie, et la dépositaire de ma langue maternelle aussi, elle qui a débarqué du sud de la France quelques années plus tôt. Une fois l’Atlantique traversé, elle réalise qu’ici, beurrer est une expression qui s’emploie à toutes les sauces. Ainsi débute le doublage du dictionnaire. Certains mots identiques ne recouvrent pas les mêmes réalités de part et d’autre de l’océan, apprend‑elle, que l’on pense à suçon ou à dînons. Mais l’on peut, même sans connaître une expression ou un mot, en appliquer le principe. Ainsi, accompagnée par les gens de ma famille – qui n’ont pas la langue dans leur poche –, j’ai su en beurrer épais dans mes historiettes bien avant d’apprendre à écrire. À cette époque, de passage à la fruiterie, je pouvais discourir fièrement sur le noyau de cerise que j’avais avalé plus tôt dans la journée. Il deviendrait bientôt, expliquais‑je fendue d’un grand sourire, un arbre parmi ceux de la forêt luxuriante qui grandissait au creux de mes intestins. J’avais vu un dessin animé personnifiant des bactéries responsables de la digestion, et cela avait enflammé mon imaginaire. C’est en pensant à ces petits êtres que je savourais la connexion entre les mondes intérieurs et extérieurs que signait mon histoire. Je ne me laissais pas démonter par les yeux ronds de la caissière à qui j’avais tout déballé. Elle me sermonnait gentiment : « Tu sais, ce n’est probablement pas très bon d’avaler des noyaux… »

Sans doute avait‑elle raison. Il vaut mieux, au lieu des noyaux de cerises, avaler des noix de beurre. Mettant de côté la question des gras trans et, conséquemment, de la santé de mes artères, je retiens de cette anecdote de fruiterie la force de ce que j’appellerais des paroles beurrées, c’est-à-dire des paroles dont la douceur ressemble à celle émanant des souvenirs de pâtisserie ou du badigeonnage de crème hydratante sur une peau sèche. J’ai appris à les aimer ainsi, ces paquets de mots, comme des banquets d’abondance de l’imaginaire, comme des fêtes de fabulation qui font mousser le sens et qui me laissent apaisée de contentement. Une blague de rue à la fois, je baratine. J’emploie le mot, mais pas dans son sens premier, qui est de « tromper », d’« entourlouper ». Non, je cherche plutôt à exploiter l’illusoire similitude entre baratin et baratte – ce dernier mot désigne le réceptacle où la crème, à force de fouettage, devient du beurre. Bien que ces deux termes ne partagent pas d’origine commune, ils entretiennent une certaine ressemblance du point de vue de la forme, ce qui est suffisant pour me faire rêvasser. Laissant l’histoire de la langue aux spécialistes, je cherche de mon côté à faire foisonner l’extase d’un mot bien placé, lancé au hasard d’une promenade. Cet emportement, transformatif, peut tirer vers le haut n’importe qui et suffit parfois à rabattre au sol quelques particules d’angoisse en suspension dans les alentours.

Au registre du beurrage épais, je pourrais nommer une trâlée de personnes s’étant illustrées autour de moi. Dans les rues, dans les marchés, dans des événements divers, et même parfois à distance, j’ai rencontré de ces gens qui lancent des phrases comme des feux d’artifice. Au cours des derniers mois, je retiens l’apport de monsieur D., patenteux de garage et ami de la famille, qui nous donne un coup de pouce avec notre parc automobile brinquebalant. Malgré mes études en lettres et ma proximité avec le milieu littéraire, c’est dans le garage improvisé de monsieur D., situé à côté de sa maison, sur un rang, que j’ai retrouvé plus d’une fois l’épaisseur des mots. Ces derniers sont menacés de ratatinage s’ils sont lessivés trop souvent à la télévision ou dans les points de presse du premier ministre. De la même façon que le métal de certaines voitures rouille de n’être pas assez huilé, certains mots font pitié de sécheresse. Monsieur D., par la simultanéité de ses actions, établit une parenté entre le langage et le monde automobile. C’est qu’en même temps qu’il beurre le char d’huile, il parle une langue brodée de québécismes comme on n’en entend pas souvent en ville. Il placote et, enfin, s’ouvre un espace essentiel. Les mots sont libérés de leur stationnement symbolique! Au fil de ses phrases, le mouvement des paroles revient et les recoins pour jouer à la cachette se révèlent, çà et là, dans ses expressions. Monsieur D. donne l’impression qu’il a navigué toute sa vie dans les embruns du verbe. Qu’il y ait bidouillage dans ses réparations automobiles, certes, mais des pépites émergent du cambouis. Il salit et protège à la fois. C’est qu’une graisse indélébile a coulé sur lui – l’amour, la famille, la maladie –, de ces expériences immenses dans lesquelles les dictionnaires prennent leur source.

L’action de beurrer, banale de prime abord, ratisse large lorsqu’on s’y intéresse. Elle m’évoque la pâtisserie tout autant que l’apaisement de la peau sèche, sans oublier l’emportement émergeant des paroles pétillantes. Bien que le terme rassemble des réalités qui peuvent sembler éloignées, elles n’en entretiennent pas moins, dans mon imaginaire, une certaine parenté. Leur premier point commun est de se loger sous l’égide d’un même mot. Ce petit peuple constitué des sens de beurrer – dont plusieurs éléments ne sont pas évoqués ici – est loin d’être aussi hétérogène qu’il n’y paraît. Son observation révèle des maillages insoupçonnés entre les choses. Comme des atomes lancés à pleine vitesse les uns contre les autres, leur rencontre dans un même vocable fait advenir une énergie vitale : celle des sens nouveaux. Les mots ou la vie? Beurrer les uns sur l’autre (ou inversement) pour qu’ils soient réunis.

 


Consultez l’article beurrer dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.