Bobby, Ouispine, Mimi et moi

Marie-Christine Bernard

Dans les rouges du couchant, le barachois se faisait miroir.

Marie-Christine Bernard

Née en Gaspésie, Marie‑Christine Bernard vit et travaille au Lac-Saint-Jean depuis 1994. Elle enseigne les lettres au Collège d’Alma (littérature, cinéma, chanson, création littéraire, diversité culturelle) depuis 1994 et accompagne dans leur cheminement scolaire les étudiants inuits et ceux des Premières Nations depuis 2001.

Elle a été chroniqueuse à la radio de Radio-Canada durant quelques années et, depuis 2005, elle a publié six romans, deux recueils de nouvelles et deux romans jeunesse, en plus de compter à son actif de nombreuses participations à des ouvrages collectifs (poésie, nouvelles).

Lauréate de plusieurs prix et distinctions pour son travail d’autrice, dont le prix France‑Québec, elle a aussi notamment représenté le Québec aux activités de la semaine de la Francophonie qui s’est déroulée au Mexique en 2016.

Dans les rouges du couchant, le barachois se faisait miroir. Les grands hérons fixaient l’eau, impassibles à travers les quenouilles, une patte en l’air. La marée allait virer de bord d’un instant à l’autre, c’était l’étale, ce moment suspendu où tout devient immobile. Et dans une heure, ce serait comme si toute l’eau de la mer allait vouloir s’engouffrer d’un coup dans le goulet, bouillonnante et crachant l’écume, un vrai torrent de montagne au printemps. Grand-maman n’avait jamais voulu que je m’en approche. Va pas proche du goulet, c’est creux creux pis y a trop de courant, la mer va t’avaler. Elle disait ça en me tirant par le bras pour que je m’en éloigne, me forçant à rejoindre la courtepointe étalée sur le sable tout près d’ici. Je me souviens que, petite, j’y cherchais des églises, minuscules coquillages en forme de clocher arrondi, des agates et des barlicocos[1]. Parfois je trouvais une lunatie ou un dollar de sable, ou alors une coquille de pétoncle. J’amassais ainsi des trésors. La mémoire de mon enfance a encore les poches pleines de ces joyaux du hasard.

On avait sauté nos cours toute la journée parce qu’il faisait beau soleil et parce que Ouispine avait du haschich. Tu sais, celui avec l’œil d’Horus dessiné à la feuille d’or dessus. Il en restait un peu, de l’or, sur la surface luisante, lorsque Ouispine l’a déballé pour nous le montrer.

– Où t’as pris ça?

C’était comme un trésor. Mieux : un trésor de pirates, parce qu’on savait parfaitement où il l’avait pris, Ouispine, son hasch. Il avait déterré un pot en verre au pied d’une grosse épinette dans la côte Rouge, juste avant le Fer‑à‑Cheval. Il avait pris la petite boulette de papier alu qui se trouvait dedans et avait déposé un vingt à la place, puis il avait renterré le pot. On ne savait pas exactement qui gérait ce bocal et ses contenus. Le bruit courait que c’était Tit‑Bras, le bandit de la Fourche‑à‑Ida, qui s’en occupait. On s’en foutait bien, de toute façon. Le pire qui pouvait arriver, c’était qu’il se fasse prendre encore une fois, et alors il irait à nouveau faire son fanfaron devant le juge à New Carlisle comme il l’avait toujours fait. Monsieur, plaidez-vous coupable ou non coupable?  T’es juge, toi? Ben, juge. Juste pour ça, on l’aimait bien, Tit‑Bras, même s’il était un peu effrayant, avec ses biceps énormes, dont il tirait son surnom, à la manière gaspésienne. Il était baveux, Tit‑Bras. Moi ju Tit‑Bras d’la Fourche‑à‑Ida pis j’fatigue pas, se présentait‑il.

Je ne me souviens plus si on avait fumé tout le hasch à Ouispine durant cette journée à glander près du barachois, mais une chose est sûre, c’est qu’on était gelés comme des binnes, rendus là. Mimi s’amusait à glisser sur la glissoire du module de jeux. Le bout de la langue sortie, Bobby gravait avec application sur le dossier d’un banc le mot barbare et hippie qui faisait peur – pensions-nous – aux bonnes femmes qui venaient s’y asseoir pour se conter leurs histoires de bonnes femmes : attise. Il le gravait partout où il pouvait, Bobby, ce mot. On aimait l’idée d’être effrayants, dans ce temps-là, au moins un peu. On était les plus forts, tu comprends. On était sortis ensemble, Bobby et moi, quand on avait huit ans, mais c’était de l’histoire ancienne, on était amis désormais. Pendant que Bobby s’appliquait avec son canif, Ouispine et moi, on se balançait très fort en chantant Partons, la mer est belle. Nos pieds touchaient le ciel et les cordes nous grafignaient les paumes. En cette tombée du jour, les ombres mauvissaient dans le petit parc qui bordait le barachois, et le mois de juin qui commençait promettait un bel été.

Myriam Leblanc : barachois
Illustration : Myriam Leblanc, étudiante au baccalauréat en Arts visuels et médiatiques de l’Université Laval
 

C’est Ouispine qui a eu l’idée. Mimi s’était fait mal au coccyx en atterrissant sur un caillou au pied du toboggan, et elle se lamentait qu’elle se l’était cassé. Il est descendu de sa balançoire et a dit d’un ton comiquement solennel :

– Faudrait que tu te fasses masser.

On a ri. Personne n’allait masser le coccyx à Mimi, voyons.

– Mais t’as juste à te mettre les fesses dans le courant du goulet, c’est comme un genre de bain-tourbillon.

On a regardé le goulet. Fin mai, début juin, surtout quand la lune est pleine, les marées sont fortes. L’eau commençait à s’engouffrer dans l’étroit passage pour remplir le barachois, ramenant avec elle un banc de harengs dont on voyait s’agiter les flancs argentés. Des goélands les suivaient en tournoyant, leurs cris se mêlant au bruit des bouillons causés par le courant. Demain, des centaines de fous viendraient depuis Percé pour plonger dans les eaux saumâtres afin de s’en nourrir. Le barachois, des fois, c’était un show son et lumière à lui tout seul.

– T’es pas game.

Au ras de l’horizon, les nuages se teintaient de fuchsia.

On a quitté le parc pour courir vers la berge, là où se rejoignent les deux bancs de sable qui embrassent le vaste étang d’eau saumâtre. L’air sentait follement la mer, le vent d’ouest s’était levé d’un coup sec, les goélands étaient déchaînés, nous aussi, on ne savait plus si c’était ça ou le hasch à Ouispine qui nous enivrait autant. De chaque côté du chenal, d’énormes vagues frappaient les grèves en faisant rouler les galets. Cela produisait un tonnerre d’enfer. Bobby a dit :

– Sérieux, Mimi, c’est pas une bonne idée. Y a vraiment beaucoup de courant, là.

Il avait raison, bien sûr. Mimi était bonne nageuse, elle nous faisait même des spectacles de nage artistique improvisés, des fois; avec une autre copine, elles se faisaient appeler les sirènes et on les applaudissait en riant de la surprise des touristes évachés sur la plage municipale. Ouispine a dit :

– Je te stompe[2]. Je te gage une bite à cinq que t’es pas capable de tenir cinq minutes là‑dedans.

C’était devenu sérieux. Quand on te stompe, tu ne peux plus te défiler. Mimi nous a regardés avec sa face de je-fais-ce-que-je-veux-si-je-veux. Moi, je ne parlais pas. J’étais trop gelée. J’ai laissé faire les trois niouffes qui s’obstinaient de leur côté pour me laisser absorber par les rouleaux furieux et la danse désorganisée des galets. Au loin, l’île aux Hérons disparaissait dans les embruns de moins en moins rouges, de plus en plus violets. Bobby a répété C’est pas une bonne idée, et après je ne suis plus certaine de ce qui s’est passé exactement. Derrière nous, le barachois avait disparu dans la nuit.

J’ai entendu le grand rire de Mimi, ce rire qu’elle avait quand elle se savait invincible, son rire têtu, son rire si contagieux.

– Osti que c’est frette! elle a fait, la voix grelottante. Les deux autres riaient aussi, il me semble. Au début, en tout cas. Bobby a dit quelque chose comme Ç’a l’air à masser sur un beau p’tit temps!

Puis tout d’un coup plus personne ne riait. Pendant un court instant, tout s’est arrêté. En tout cas, dans mon souvenir, c’est comme ça. Tout s’est figé. Les vagues, les oiseaux, le vent, le bruit, l’eau du barachois. Quelques galets sont restés en l’air. Je te jure. Ç’a duré combien de temps? Je ne sais pas. Combien de temps ça dure, l’éternité, quand tu sais que plus rien ne sera pareil après? Alors Ouispine a crié le nom de Mimi, pas son surnom, son vrai nom, et tout s’est remis en mouvement. Les galets sont retombés. J’ai dégelé suffisamment pour me mettre à hurler avec les deux autres.

On a retrouvé Mimi sur la grève, de ce côté‑ci du barachois, le lendemain. Le courant l’avait déposée comme une sirène endormie, comme la sirène qu’elle était devenue pour de vrai, désormais, ses cheveux entremêlés de goémon. Il paraît qu’elle souriait encore.

C’est pour ça, cette croix. On est venus changer les fleurs en plastique chaque début de juin, durant quelques années. Et puis… et puis on est partis chacun de son côté. Je ne sais pas ce que Bobby et Ouispine sont devenus. Quand je reviens marcher sur la grève du barachois, je cherche encore des coquillages, mais j’évite de croiser le regard du goulet.

 

[1] Bigorneau, aussi appelé littorine ou escargot de mer.

[2] Stomper = mettre au défi.

 


Consultez l’article barachois dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.