Coureurs de bois

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La vie clandestine des coureurs de bois...

Gilles Havard

Gilles Havard est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), située à Paris. Ses travaux portent sur l’histoire des relations entre Européens et Amérindiens en Amérique du Nord (XVIe‑XIXe siècles). Il a notamment publié Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660‑1715 (Septentrion, 2003; 2e éd., 2017), Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord 1600‑1840 (Les Indes Savantes, 2016; Perrin, 2021, en format poche) et L’Amérique fantôme : Les aventuriers francophones du Nouveau Monde (Flammarion, 2019; réédition en 2021 dans la collection Champs, en format poche).

La vie clandestine des coureurs de bois se prête mal à la documentation de leurs faits et gestes. Il existe heureusement quelques exceptions, parmi lesquelles on compte Pierre‑Esprit Radisson (vers 1636‑1710) et Pierre Moreau dit La Taupine (vers 1644‑1727).

Fils d’un marchand-linger parisien, Radisson gagne le Canada vers 1650. Son cas est à part, puisqu’il nous a légué une autobiographie, rédigée à Londres vers 1668 et constituée de quatre « Voyages ». Le quatrième « Voyage » (1659‑1660) narre son expédition de traite parmi les Autochtones de l’extrémité ouest du lac Supérieur, en compagnie de son mentor et beau‑frère, Médard Chouart des Groseilliers, un habitant de Trois‑Rivières[1]. Au printemps 1659, les deux hommes, équipés par le marchand de Montréal Charles Le Moyne, s’embarquent à destination des Pays d’en haut en compagnie d’une vingtaine d’Ojibwés venus troquer des peaux de castor à Trois‑Rivières. Leur départ se fait clandestinement, puisque le gouverneur Pierre de Voyer d’Argenson a refusé de leur octroyer un congé, c’est-à-dire une permission de traite. Bons avironneurs, les deux Français conduisent leur propre canot d’écorce. À contre-courant sur la rivière des Outaouais, ils pagayent en cadence avec force et constance, à raison d’une cinquantaine de coups d’aviron à la minute. Parfois, ils doivent traîner derrière eux le canot chargé, à la main ou avec une corde. Quand la rivière est trop agitée, lorsque se présentent des chutes d’eau ou s’il faut aller d’un cours d’eau à l’autre, ils hissent leur embarcation sur la rive, déchargent les ballots et les portent sur le dos, ainsi que le canot, jusqu’au prochain lieu adéquat de remise à flot. Le portage est marqué par la discontinuité : on décharge, on porte, on recharge et ainsi de suite. Le soir venu, ils peuvent bivouaquer avec leurs compagnons ojibwés, sans trop fermer l’œil du fait de la menace des Iroquois sur la rivière des Outaouais.

Coureurs de bois
Illustration : Geneviève Beaulieu, étudiante au baccalauréat en Design graphique de l’Université Laval
 

Près du lac Courte‑Oreilles (dans l’actuel Wisconsin), ils parviennent à un village composé d’une centaine de wigwams d’Ojibwés et de Ménominis. Les femmes, raconte Radisson, se jettent alors « à la renverse sur le sol, pensant nous donner des signes d’amitié et de bienvenue ». Les deux traiteurs commencent par distribuer des cadeaux, dont une lame d’épée, deux haches, six couteaux, un chaudron, vingt‑deux alênes, cinquante aiguilles pour fabriquer « des robes de castor » et deux grattoirs « pour préparer les peaux ». Le cycle rituel qui préside à leur accueil dure trois jours. On les convie « au conseil de bienvenue et au festin de l’amitié », où ils doivent pleurer les morts, peut-être ceux qu’ils remplacent en étant eux‑mêmes adoptés, puis ils participent à une « danse des têtes » (du scalp)[2].

Près d’un an plus tard, munis d’une importante cargaison de peaux, Radisson et Des Groseilliers retournent dans la colonie au sein d’une importante flottille autochtone. Cependant, à Québec, ils sont éconduits par le gouverneur Voyer d’Argenson qui, selon eux, cherche dans son propre intérêt à circonscrire la liberté de traite. Ils sont contraints de payer 10 000 livres d’amende et le droit du quart de 14 000 livres à la Compagnie de Normandie – qui gère la traite –, ce qui ne les empêche pas néanmoins de faire de gros bénéfices (46 000 livres).

Avec le passage de la colonie sous régie royale (1663) et l’essor considérable des voyages de traite dans l’intérieur des terres (surtout après 1667), des mesures sont prises pour fixer les jeunes célibataires, accusés d’oisiveté et de vagabondage dans les bois. Dans les années 1670, on les prive des privilèges de chasse, de pêche, mais aussi de traite avec les autochtones. Certains bénéficient néanmoins de passe‑droits ou bien fraudent ouvertement en se rendant dans les Pays d’en haut. Natif de la Saintonge, Pierre Moreau dit La Taupine, qui a immigré au Canada en 1666, à l’âge de 22 ans, est l’un de ces coureurs de bois[3]. Il doit peut‑être son surnom au fait qu’il était un soldat spécialisé dans le travail de taupe, ou de sape, lors des sièges. En juin 1671, alors qu’il commerce au Sault Sainte‑Marie, sans qu’on sache s’il bénéficie alors d’une autorisation officielle, il assiste à la prise de possession symbolique des Grands Lacs effectuée par Daumont de Saint‑Lusson et l’interprète Nicolas Perrot en présence de 14 nations autochtones. C’est l’année suivante que paraît la première ordonnance contre la traite illicite pratiquée par les « coureurs de bois ».

Mais la ligne de crête entre légalité et illégalité demeure instable, du fait des protections dont bénéficient certains coureurs de bois – de nombreuses familles, dans la colonie, étant impliquées d’une façon ou d’une autre dans la traite –, et de leur utilité comme canoteurs ou interprètes lors des entreprises officielles d’exploration. Selon toute vraisemblance, La Taupine accompagne ainsi Louis Jolliet dans son voyage d’exploration du Mississippi en 1673. Jolliet, un habitant de Québec comme lui, est chargé par l’intendant Talon et le gouverneur Frontenac de découvrir la mer dans laquelle se jette le Mississippi, susceptible de mener à la Chine. Le 1er octobre 1672, avant de quitter la colonie, Jolliet fonde une société commerciale avec un groupe de six hommes, dont La Taupine, pour « faire ensemble », à des fins de traite, « le voyage aux Outaouas[4] ». Le 17 mai 1673, sept hommes quittent Michillimakinac à bord de deux canots d’écorce : Jolliet, le jésuite Jacques Marquette et cinq coureurs de bois, parmi lesquels, probablement, quatre des associés de Jolliet, soit La Taupine, donc, mais aussi Jacques Largillier, Jean Thiberge et Jean Plattier. On embarque simplement un peu de maïs et de viande boucanée : pour se nourrir, il faudra chasser au cours du voyage. Les sept hommes rejoignent le Mississippi par la rivière des Renards et la rivière Wisconsin, traversent le Pays des Illinois, puis se rendent jusqu’à l’embouchure de l’Arkansas, parmi les Akansas, avant de faire demi‑tour[5]. C’est peut-être au printemps 1674 que, comme Jolliet, La Taupine revient à Québec, sans doute avec des peaux de castor.

Son mariage en 1677 avec Marie‑Madeleine Lemire, fille du truchement Nicolas Marsolet, ne le détourne pas de la traite, d’autant qu’il bénéficie du patronage de Frontenac. À l’automne 1678, alors que la répression à l’encontre des coureurs de bois atteint son acmé, il participe à un voyage financé par Jean‑Jacques Patron à destination des pays sioux et assiniboine. Il quitte Montréal plus ou moins secrètement en compagnie de Daniel Greysolon Dulhut, neveu de Patron, de six autres colons, dont l’interprète Jean Fafard, ainsi que de trois esclaves autochtones offerts à Dulhut par des Sioux lors d’un précédent voyage[6]. La Taupine aurait collecté 150 peaux de castor au cours de cette expédition. Au printemps 1679, de retour dans la colonie, il est arrêté à la requête de l’intendant Duchesneau, ennemi personnel de Frontenac. Duchesneau décrit La Taupine comme un « fameux coureur de bois qui [...] a tousjours esté interessé avec Monsieur le Gouverneur », indice d’une certaine notoriété dans le milieu des traiteurs. Duchesneau fait interroger La Taupine, mais il doit vite le relâcher, ce dernier disposant d’« un congé de Monsieur le Gouverneur[7] ».

En 1681, un édit royal confère un nouveau cadre légal aux voyages de traite : le gouverneur peut désormais distribuer chaque année vingt‑cinq congés donnant chacun le droit de transporter une canotée de marchandises dans les Pays d’en haut. L’année suivante, La Taupine, avec deux autres colons, Jean Soullard et Nicolas d’Ailleboust de Manthet, doit faire valoir le congé accordé à Jean-Baptiste-René Legardeur de Repentigny, lequel recevra en échange une part dans les bénéfices[8].

En 1690, le militaire Lahontan compte 340 « coureurs de bois repandus deça et dela » sur un total de 3311 hommes en âge de combattre dans les milices, soit 10 % de la population adulte masculine de la colonie[9]. Ces hommes sont les acteurs d’une forme de mobilité parmi les Amérindiens qui contribue à la formation de la culture canadienne. Ils disposent d’un capital de savoir‑faire qui s’est développé au contact des Autochtones et qui se transmettra de génération en génération pendant un siècle et demi dans la vallée du Saint‑Laurent : savoir naviguer sur des rivières dans des embarcations d’écorce de bouleau blanc, radouber ces canots, effectuer des portages, se repérer dans la forêt, chasser pour se nourrir, apprendre les langues autochtones, voilà toutes les caractéristiques d’un métier.

 

[1] Sur ce voyage, voir Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Montréal, Flammarion, 2019, p. 128‑157; Martin Fournier, Pierre‑Esprit Radisson, Sillery, Septentrion, 2000, p. 95‑128.

[2] Pierre‑Esprit Radisson, Les Aventures extraordinaires d’un coureur des bois. Récits de voyages au pays des Indiens d’Amérique, éd. Berthe Fouchier‑Axelsen, Québec, Nota Bene, 1999, p. 207‑208.

[3] Programme de recherche en démographie historique (https://www.prdh-igd.com/); René Jetté, Dictionnaire généalogique des familles du Québec. Des origines à 1730, avec la collaboration du Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1983, p. 830.

[4] André Vachon, « Jolliet, Louis », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, vol. 1, p. 405.

[5] R. G. Thwaites (éd.), The Jesuit Relations and Allied Documents. Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New‑France, 1610‑1791, Cleveland, Ohio, 1896‑1901, v. 59, p. 86‑162; Éric Thierry, « De Laon et Reims jusqu’au Mississippi. Le père Jacques Marquette », Travaux de l’Académie nationale de Reims, 185, 2018, p. 103‑123.

[6] Pierre Margry (éd.), Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionale, 1614‑1754, Mémoires et documents originaux, Paris, D. Jouaust, 1886, t. 6, p. 21.

[7] Archives nationales d’outre‑mer (Aix-en-Provence), Colonies, C11A, v. 5, f. 39v‑40r, Duchesneau au ministre, 10 novembre 1679.

[8] Voir Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois, Paris, Perrin, 2021, p. 120.

[9] Lahontan, Louis Armand de Lom d’Arce, Œuvres complètes (1703), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1990, p. 1088.

 


Consultez larticle coureur de bois ou coureur des bois dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.