De beaux gros chars

Jean-Philippe Warren

Rien peut-être ne définit mieux la langue québécoise que le mot char.

Jean-Philippe Warren

Jean-Philippe Warren est professeur au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Il est membre de la Société royale du Canada.

Rien peut-être ne définit mieux la langue québécoise que le mot char. Là où les Français parlent de caisse, de tacot ou de bagnole, les Québécois préfèrent en effet désigner les automobiles par le terme char. Ils ont des chars de tous les genres : de l’année, usagés, de course, de police, etc., mais la culture populaire réserve une place spéciale aux gros chars.

Petits et gros chars

Un char, au XIXe siècle, c’était d’abord un chariot ou une voiture légère, généralement à quatre roues, tirée par des chevaux attelés de front et servant à transporter de grosses charges.

Quand les premières locomotives apparurent, les wagons tirés par ces dernières furent appelés également chars, d’après l’anglais car, terme qui désigne les wagons de train aux États-Unis. Le contenu de ce type de véhicule était lui aussi appelé un char : ainsi, acheter au char voulait dire acheter en grande quantité. On dit encore, par référence à cet emploi, envoyer un char de bêtises à quelqu’un[1].

Il y avait ainsi des chars-fumoirs, des chars-restaurants, des chars-glacières et des chars à bagages. Toutefois, pour les distinguer des voitures traînées par des chevaux, on ajoutait souvent un adjectif et on nommait les wagons de train les gros chars. Quant aux tramways électriques qui commencèrent à circuler dans les rues de Montréal et de Québec au tournant du XXe siècle, ils furent, quant à eux, surnommés les p’tits chars[2].

L’arrivée des automobiles ne provoqua pas une diversification du vocabulaire populaire : on les appela régulièrement elles aussi des chars, encore une fois sous l’influence de l’anglais car.

Il y avait donc quatre types de chars : les trains (gros chars) et les tramways (p’tits chars) ainsi que les voitures à traction animale (chars) ou à traction mécanique (dites parfois chars-automobiles). Le dernier type de char est celui qui était promis à dominer le XXe siècle, avec la disparition du cheval, du tramway et, dans une très large mesure, du train comme moyen de transport des voyageurs. Un char, aujourd’hui, dans la conversation courante, c’est une automobile.

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Illustration : Romain Lasser
 

On remarquera que les Français, eux, ont préféré emprunter directement à l’anglais et inclure dans leur lexique les mots wagon, rail, tramway et car. Le poète Louis Fréchette se désolait que ses compatriotes n’aient pas suivi ce mouvement, voyant dans leur peu d’empressement à adopter les anglicismes courants en France une forme de barbarisme : « Traduire car par char, écrivait-il, c’est faire un anglicisme. Le mot adopté en France est wagon. [...] Une autre vulgarité dont il faudrait se débarrasser le plus tôt possible, c’est l’expression p’tits chars, de même que la périphrase archiprudhomme chars urbains. En France, on dit le tramway, c’est plus simple, plus logique, plus suggestif. Et quand ce ne le serait pas, si l’on veut parler français, il faut parler comme en France et suivre les évolutions qu’y subit la langue française[3]. »

Un bien symbolique essentiel

Très vite, dans la société québécoise comme, plus généralement, dans la société nord-américaine, un char devient, par un curieux oxymoron, un bien symbolique essentiel. Les Québécois prennent l’habitude de se « pavaner dans des chars » lorsqu’ils sortent en ville. Ils n’inventent rien en se prêtant à ce jeu. Leurs ancêtres du XVIIIe siècle se plaisaient au même loisir, quoique dans des voitures tirées par des chevaux : « Un carrosse, explique l’historien Laurent Turcot en évoquant l’époque de la Nouvelle-France, devient une forme de consommation ostentatoire et un luxe distinctif. Il faut se montrer pour éblouir[4]. »

C’est ainsi que, se rappelant son enfance dans les années 1930, Albert Brie déclarait qu’il passait alors le plus clair de ses dimanches après-midi « à dévisager les machines » qui roulaient sur le Chemin du Roy, juste devant chez lui : « Je me remémore le spectacle “du grand monde” d’alors, tout aussi curieux que le petit. [L]es gens [étaient] assis sur de grands bancs, des chaises et des berceuses, installés en file sur les galeries des maisons […]. Quelqu’un apercevait-il un véhicule dans le lointain qui approchait, il avertissait la compagnie. Toute conversation cessait; et lorsque la machine s’amenait, son passage faisait dodeliner les têtes à l’unisson. […] voyaient-ils venir un “beau gros char”, ils s’imposaient silence[5]. »

Même dans les romans du terroir, les personnages de cultivateurs se pâment devant ce nouveau moyen de transport. On sent que le désir de possession d’un tel bien est devenu irrésistible, la consommation ostentatoire passant de plus en plus par la possession d’une voiture[6]. Symbole par excellence de la réussite, sinon promesse de bonheur, le char incarne une vie de plaisirs, de conquête, de puissance et d’aventure. Il est une source de prestige et un fondement de l’identité, surtout pour les hommes qui y voient une confirmation de leur virilité.

Au fur et à mesure de la montée du pouvoir d’achat, on assiste donc à la démocratisation de la possession de l’automobile. Chacun voudra se montrer au volant de son char. Yvon Deschamps le disait, dans un de ses monologues : « Nous autres, les Canayens français, on n’a pas beaucoup d’ambition, hein? On peut même dire qu’on n’en a pas pantoute! Non, c’est pas vrai. J’exagère tout l’temps. Parce que c’est vrai qu’un Canayen français a une ambition dans’ vie. Qu’osse que c’est l’ambition d’un Canayen français? Qu’osse que c’est? Awoir un char! Aussitôt qu’un Canayen français a son char, c’est fini. Tout est parfait. Sa vie est faite[7]. »

De beaux gros chars

Autrefois, quand on disait d’une chose qu’elle était les chars, c’était affirmer qu’elle était ce qu’il y avait de mieux. Et le meilleur des chars est encore celui qui est le plus gros. Une personne qui ne vaut pas les gros chars, en effet, ne vaut pas grand-chose. On dit entre autres c’est pas les gros chars, ça ne paie pas les gros chars.

En 1985, par exemple, Lionel Brassard, un producteur acéricole, déclarait que la venue du système de cueillette par tubulures dans l’industrie du sirop d’érable était comparable au remplacement d’une vieille voiture par un gros char : « Tu peux aller à Montréal en bazou ou en gros char. Tu vas arriver quand même mais pas dans le même état. C’est pareil pour le sirop d’érable. Avec le nouveau système, t’es plus à pied, t’es en Cadillac[8]. » Il était clair pour ce producteur acéricole que le gros char était forcément le meilleur.

Et des gros chars, on peut dire qu’il y en a eu dans l’histoire du Québec! Dans les années 1930 circulaient des voitures à sept places, parfois assemblées à Montréal. Dans les années 1970, les Québécois pouvaient continuer de voyager dans d’immenses américaines. Ils avaient même la réputation (il est vrai, surfaite) d’être à cette époque « les plus gros acheteurs de gros chars en Amérique[9] ». Certains d’entre eux choisissaient de ne se procurer rien de moins qu’un Lincoln Continental, un véhicule long de 5,5 mètres et large de 2 mètres.

L’inflation du prix de l’essence, après le choc pétrolier de 1973, ne réussit pas à faire s’évanouir le rêve du gros char. Dans les années 1990, au contraire, on a assisté à la montée en popularité des véhicules utilitaires sport (VUS), l’amélioration de l’efficacité énergétique des automobiles servant, paradoxalement, à rendre abordables des voitures plus lourdes. Le Hummer, véritable mastodonte, pesait 3 tonnes. En général, de 2000 à 2020, la masse moyenne d’un véhicule de promenade (automobile et camion léger) a augmenté de 18 %, selon les données de la Société de l’assurance automobile du Québec.

La fin du gros char?

Les Québécois ont toujours eu un faible pour les gros chars. L’urgence climatique les fera-t-elle réagir face à l’obésité routière? On doit l’espérer. Mais le culte du gros char ne sera pas facile à éradiquer, car, pour bien des Québécois encore aujourd’hui, pour paraphraser la chanson de Stephen Faulkner, s’ils avaient un beau gros char, ça changerait leur vie…


[1] Dictionnaire historique du français québécois, s.v. char.

[2] Ibid.

[3] Louis Fréchette, « À travers le dictionnaire et la grammaire », La Patrie, 29 juillet 1893, p. 1.

[4] Laurent Turcot, « L’émergence d’un loisir : les particularités de la promenade en carrosse au Canada au XVIIIe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 64, no 1, 2010, p. 31‑70.

[5] Albert Brie, « De la machine à l’auto-sport », Le Devoir, 17 août 1981, p. 10.

[6] En 1967, une étude révélait que 60 % des familles du Québec tenaient à s’identifier avec leur voisinage en ce qui concerne leur train de vie (Anonyme, « Étude du grave problème social que pose le crédit à la consommation », Le Soleil, 13 novembre 1967, p. 13).

[7] Yvon Deschamps, « Monologue : Histoire du Canada », On va s’en sortir, Polydor, 1972.

[8] Normand Delisle, « L’industrie de l’érable reste largement soumise au climat », La Presse, 15 avril 1985, p. A‑19.

[9] Jacques Godbout, « Allocution de Jacques Godbout, lors de la remise du Prix Duvernay 1974 », Liberté, vol. 16, no 2, 1974, p. 10.

 


Consultez l’article char dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.