La chaîne alimentaire

Mireille Gagné

Dans la famille, on appelait ça du cipâte.

Mireille Gagné

Romancière, nouvelliste et poète, Mireille Gagné est née à L’Isle-aux-Grues, vit à Québec et travaille dans le domaine de la culture et des communications.

Elle a publié quatre recueils de poésie aux Éditions de l’Hexagone : Les oies ne peuvent pas nous dire (2010), Les hommes sont des chevreuils qui ne s’appartiennent pas (2015), Minuit moins deux avant la fin du monde (2018) et Le ciel en blocs (2020). Elle a également publié deux recueils de nouvelles : Noirceur et autres couleurs aux Éditions Trampoline (2010) et Le syndrome de takotsubo aux Éditions Sémaphore (2018), ce dernier lui ayant valu le titre de finaliste du Prix de création littéraire de la Ville de Québec et celui du Salon international du livre de Québec 2019.

Son premier roman, Le lièvre d’Amérique, publié aux éditions La Peuplade (2020), lui a valu notamment, en 2021, de récolter les honneurs à l’événement littéraire Une ville, un livre, de recevoir le Prix de création littéraire de la Ville de Québec – Salon international du livre de Québec, d’être désignée comme finaliste au Prix littéraire des Inrockuptibles dans la catégorie Prix du premier roman, ainsi qu’au prix Wepler – Fondation La Poste, de figurer dans la sélection préliminaire du Prix des libraires du Québec et d’obtenir la mention spéciale du jury du prix Senghor du premier roman francophone et francophile.

Dans la famille, on appelait ça du cipâte. Pour d’autres, l’appellation qui désignait ce plat traditionnel québécois était plutôt cipaille ou tourtière. C’est le repas qu’on privilégiait pendant le temps des Fêtes. On le mangeait une première fois la journée de Noël, et des dizaines de fois ensuite pour épuiser les restants. On l’avait déjà testé; le cipâte n’est plus aussi bon une fois congelé : les patates deviennent granuleuses. On suivait à la lettre la recette de ma mère – qui l’avait héritée de sa mère, qui elle-même l’avait sans doute héritée de la sienne –, mais c’est mon père qui décidait réellement de ce qu’on incorporait dedans en fonction de ce qu’il avait pu chasser comme gibier durant l’année. Si on était chanceux, il y avait de l’orignal; si on l’était moins, on se contentait de perdrix et de lièvres.

Cette année-là, mon père était moins en forme. Le fait qu’il avait fumé deux paquets de cigarettes par jour depuis son adolescence le rattrapait, au bout du compte. Il toussait dès qu’il faisait de l’activité physique et s’essoufflait rapidement, si bien qu’il n’avait pas pu aller à la chasse à la perdrix dans le bois en arrière de chez nous. Mais mon père était un homme résilient. À la place, il avait installé une cage derrière la maison, relevée d’un côté par une buche en bois maintenue dans la neige à la verticale, elle-même reliée à une corde qui menait jusqu’à la fenêtre de la salle de bain. De l’autre côté de la vitre se tenait presque jour et nuit mon père, le regard rivé vers la cour arrière et notre boisé dans l’attente qu’une perdrix en émerge. Bien sûr, il avait pris la peine de répandre un petit chemin de moulée à poules pour appâter le gibier à plumes de l’orée du bois jusqu’en dessous de son piège.

Ainsi, chaque matin au petit déjeuner, mon père nous racontait en détail ses tours de garde. Bien vite, on a appris qu’une perdrix était dans les parages et qu’elle semblait se rapprocher petit à petit de la cage. Rempli d’espoir, mon père nous affirmait que c’était une question de jours avant qu’il ne puisse l’attraper. Il dormait de moins en moins et passait le plus clair de son temps dans la salle de bain, à l’affût, la corde mise en tension entre son index et son pouce. Sa stratégie : attendre que la perdrix ait assez confiance pour se positionner entièrement sous la cage, tirer sur la corde d’un coup sec pour faire la tomber et rendre la perdrix prisonnière du piège, et lui tordre le cou.

Puis un jour, je me suis levée et me suis dirigée comme d’habitude vers la salle de bain. Alors que je croyais y trouver mon père debout devant la fenêtre, comme ça avait été le cas depuis plusieurs jours, il n’y était pas. La fenêtre était fermée et il n’y avait plus de corde qui pendouillait. Je me suis dirigée vers la cuisine. Mon père était assis au comptoir et écoutait les nouvelles du matin. Une étrange émotion animait son visage. Je n’ai pas tout de suite compris laquelle. Je me suis assise en face de lui et j’ai essayé de lui parler, mais sans succès. Il semblait préoccupé, peut-être même agacé. J’ai avalé mon déjeuner en vitesse et j’ai ensuite préparé le repas pour notre chat, une bête plutôt sauvage qu’on flattait le jour, mais qu’on avait peine à garder à l’intérieur la nuit. Mon père lui avait donc fait une petite cabane en styromousse qu’il avait installée dans l’abri tempo attenant à la maison. J’ai empoigné le bol du chat rempli de croquettes et je me suis dirigée vers la porte-patio pour le lui déposer comme d’habitude près de sa cabane. Mais au moment d’ouvrir la porte, j’ai été saisie. L’abri tempo était rempli de plumes du plafond jusqu’au sol, comme si quelqu’un avait soufflé dans un oreiller immense. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui s’était passé. J’ai déposé le bol par terre et je suis retournée m’asseoir au comptoir de la cuisine. Mon père a esquissé un sourire de défaite.

– Le chat a été meilleur que moé. Y’a attrapé la perdrix avant.

J’ai été prise d’un fou rire extraordinaire. Incapable de m’arrêter, j’ai réveillé ma mère et mon frère qui se sont levés à leur tour. Nous avons ensemble regardé pendant plusieurs minutes l’explosion de plumes dans l’abri tempo. Puis le chat est sorti de sa cabane. Mon père a plissé les yeux, envieux. Le chat est passé sans sourciller devant l’assiette pleine de nourriture sèche et il est sorti dehors sans se retourner. Mon père n’a rien dit, mais il a monté le Shop-Vac du sous-sol et s’est mis à aspirer les restants du volatile. Cette année-là, il n’y a pas eu de gibier dans le cipâte, seulement du bœuf, du porc et du poulet. Le mets n’était pas aussi raffiné que d’habitude, mais personne n’a osé dire un mot à ce sujet. C’est aussi la dernière fois qu’on a mangé du cipâte en famille, car mon père est décédé subitement au printemps.

C’est drôle, mais je n’avais pas repensé à cette histoire hilarante jusqu’à la semaine dernière, soit une vingtaine d’années plus tard. Alors que je rendais visite à ma mère, qui habite toujours la maison familiale, on a entendu un gros boum dans la fenêtre du salon. Mes filles ont hurlé de peur en pensant qu’il y avait eu une explosion. Je me suis approchée de la fenêtre et j’ai aperçu un rond de plumes collées contre la vitre. J’ai examiné par terre pour trouver la bestiole qui venait de se frapper contre la fenêtre et je l’ai tout de suite repérée. C’était une perdrix. Elle s’était recroquevillée sur elle-même et ses plumes bougeaient au gré du vent. J’ai enfilé mes bottes et mon manteau en vitesse et j’ai couru jusqu’au corps encore chaud de l’oiseau, suivie de mes filles, de mon conjoint et de ma mère. J’ai posé mes doigts sur sa poitrine à la recherche d’un battement cardiaque, mais je n’ai rien senti. Elle devait être morte subitement après s’être cassé le cou en se frappant contre la fenêtre. Sans même réfléchir, j’ai demandé à mes filles et à mon conjoint de s’approcher et je leur ai dit que j’allais leur montrer comment arranger une perdrix. Les trois me regardaient à la fois pétrifiés et intéressés. J’ai répété les mots cent fois entendus par mon père alors qu’on allait à la chasse à la perdrix. Il faut étendre la perdrix sur le dos en étirant les ailes dans leur pleine longueur; déposer les pattes de chaque côté du corps, de manière assez serrée; prendre ensuite une patte dans chacune des mains et tirer lentement, mais avec assurance, vers le haut; les plumes et les entrailles se sépareront du corps; il ne restera plus sous les pieds que les poitrines et les ailes; on peut garder les ailes pour s’en faire des plumas, très utiles pour enlever la poussière, et les poitrines pour en faire des ragoûts ou des fèves aux lards à la perdrix.

Une fois la perdrix arrangée, on ne l’a pas mangée. Je l’ai plutôt mise à congeler pour le prochain cipâte du temps des Fêtes. On le mangera en mémoire de mon père et de la nature qui, plusieurs années après la mort de mon paternel, lui rendait enfin son dû.

Boris Biberdzic : cipâte
Illustration : Boris Biberdzic
 

Recette du cipâte de ma mère
  • Faire mariner plusieurs sortes de viandes coupées en morceaux (lièvre, orignal et perdrix) avec de l’oignon, du sel, du poivre, de la cannelle et du clou de girofle.
  • Verser un premier étage de mélange de pommes de terre, d’oignons et de viande dans un récipient profond, tapissé d’une abaisse de pâte épaisse.
  • Recouvrir d’une autre abaisse de pâte.
  • Verser un deuxième étage de mélange de pommes de terre, d’oignons et de viande.
  • Recouvrir d’une dernière abaisse de pâte.
  • Verser du bouillon de poulet jusqu’à dépasser l’abaisse d’un centimètre en hauteur.
  • Couvrir d’un papier d’aluminium et commencer la cuisson à 400 degrés Fahrenheit jusqu’à ce que le bouillon bouille.
  • Baisser ensuite le four à 350 degrés Fahrenheit et faire cuire pendant quatre heures.
  • Enlever le papier d’aluminium et terminer la cuisson avec deux heures supplémentaires à 300 degrés Fahrenheit, jusqu’à ce que la pâte du cipâte soit dorée et que le bouillon soit épaissi.


Bon appétit!

 


Consultez l’article cipaille dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.