La poutine dans le buffet des nations
Est-ce que la poutine peut être considérée comme le mets national du Québec?
Est-ce que la poutine peut être considérée comme le mets national du Québec? Lorsqu’il est question d’identité culinaire québécoise, on se demande souvent s’il existe une cuisine typiquement de chez nous et, pour peu qu’elle existe, une certaine honte surgit dès qu’on la compare à d’autres cuisines nationales. Bien sûr qu’à côté du raffinement des sushis, la grossièreté de la poutine apparaît manifeste. Au Québec, il en va de la cuisine comme du reste de notre identité collective : on a parfois du mal à être fiers de ce que nous sommes, surtout quand on se compare aux autres nations.
Dans la préface de son Encyclopédie de la cuisine canadienne, publiée en 1963, Jehane Benoît s’interroge sur la notion de cuisine québécoise : « Avons‑nous une cuisine canadienne? Oui, mais nous avons surtout une cuisine du Québec. La cuisine d’un pays témoigne de sa géographie, de son histoire, de l’ingéniosité gourmande de son peuple et de ses atavismes. » On ne saurait mieux dire.
À la lumière de cette réflexion, comment la poutine témoigne-t-elle du Québec? En quoi est-elle un mets national?
Même si la devise du Québec est Je me souviens, convenons qu’on ne se souvient pas de grand-chose quand il s’agit de poutine. Comme c’est souvent le cas lorsqu’il est question de phénomènes populaires évolutifs et non planifiés, on ne sait pas exactement quand, où, et par qui a été inventée la poutine. Cette frite-sauce fromagée serait apparue à la fin des années 1950, dans quelques casse‑croûte des Bois‑Francs, au cœur du Québec, sous le nom de mixte (qui induit l’idée de mélange). Le mot poutine proviendrait de l’anglais pudding, par référence à la présentation informe du plat.
Composée de pommes de terre frites et de fromage en grains nappés de sauce brune, la poutine contient tout ce qu’il faut pour représenter le Québec. D’abord, la patate. C’est le légume le plus cultivé au Québec, particulièrement dans la région de la Capitale. En cela, la pomme de terre peut être considérée comme un légume national. La patate est facile à cultiver et à cuisiner, elle se conserve facilement en hiver, ses qualités nutritives ne sont plus à démontrer, elle est abordable et peut être apprêtée de multiples façons. C’est un aliment pas compliqué, résistant et généreux, à l’image de notre territoire et de ce que nous sommes.
La sauce à poutine est simple et peu raffinée. C’est une sauce brune populaire, dont la chaleur fait fondre le fromage, le liant aux frites. Particulièrement en hiver, la sauce incarne l’aspect réconfortant de la poutine.
Et enfin, le fromage représente l’industrie laitière, fleuron agroalimentaire du Québec. Le fromage en grains (ou en crottes) n’est pas un parmesan vieilli ni un bleu persillé, peu s’en faut. Fins connaisseurs en la matière, les Français déplorent son goût peu prononcé. En effet, c’est un cheddar non affiné à pâte ferme, dont la principale qualité est précisément sa fraîcheur, qui lui permet de glisser sous la dent avec un skouik skouik caractéristique. Alors que la frite et la sauce font partie de plusieurs gastronomies nationales, le fromage en grains est une spécialité typiquement de chez nous, qui confère à la poutine un statut de mets national.
Une poutine, c’est une frite qui a la grippe. Peu ragoûtante au premier regard, la poutine est un mets pauvre, trop gras, trop salé. Pas très inspirant pour un mets national. Mais quiconque y goûte y succombe. La poutine n’est pas belle, elle n’est pas bonne pour la santé, elle apporte son lot de remords nutritionnels, et pourtant, on y revient toujours. Un peu comme notre rapport à l’identité québécoise, notre relation avec la poutine oscille entre l’orgueil et la gêne, sur fond de culpabilité. Il y a malgré tout un certain consensus autour de la poutine. L’amour qu’on lui porte transcende l’origine et les classes sociales. La poutine, c’est comme les sacres : une fierté honteuse qui n’appartient qu’à nous. Un objet de chauvinisme indigne, qu’on ne veut pas nécessairement transmettre aux enfants ni aux immigrants, mais qu’on serait triste de voir disparaître. La poutine a une valeur de rite initiatique. Tous les immigrants que je connais se souviennent de leur première poutine. Aimer la poutine, c’est une affirmation citoyenne par laquelle on embrasse le Québec, avec ses travers et son hiver.
La poutine est aussi liée au mal du pays. Fût‑il en tournée dans les meilleurs relais et châteaux français, tout voyageur québécois rêve à la première poutine qu’il avalera dès son retour. Telle Ithaque pour Ulysse, la poutine est, pour le nomade Québécois, une espérance que sa terre natale l’accueillera toujours avec réconfort et familiarité.
Associée au soi‑disant paupérisme atavique des Québécois, la poutine a longtemps été dépréciée et dévalorisée symboliquement, tant par les Québécois eux‑mêmes que par la majorité canadienne-anglaise. Comme en témoigne le titre du livre de François Allaire paru en 1993, La république de poutine, notre mets national s’est même invité dans le débat référendaire, en ridiculisant l’idée d’un Québec indépendant, viable et prospère. La poutine étant ici utilisée par les fédéralistes canadiens pour dénigrer les capacités du peuple québécois à s’autodéterminer, en réduisant son identité à un plat populaire et peu glorieux.
Mais le monde change et la poutine aussi. Que ce soit avec du foie gras ou une sauce demi‑glace au poivre, de grands chefs réinventent le genre en lui insufflant une noblesse inattendue. Bien qu’elle soit indubitablement québécoise, la poutine se modèle sur les particularismes régionaux. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, par exemple, on offre systématiquement au gourmet un choix de sauce hot chicken ou barbecue. En Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine, on propose une poutine avec homard et sauce béchamel.
Selon un sondage de 2010 paru dans le Globe and Mail, la poutine serait maintenant considérée comme le mets national du Canada, devant le bagel de Montréal et les chips au ketchup. Jadis raillée et méprisée comme un trait distinctif du Québec francophone né pour un petit pain, la poutine est maintenant récupérée par la majorité canadienne, qui en revendique la paternité à l’international, en l’incorporant avec une nouvelle fierté dans son patrimoine culinaire. C’est là un parfait exemple d’appropriation culturelle.
La poutine n’a pas le chic sophistiqué de la cuisine japonaise ni le savoir-faire centenaire de la cuisine française. C’est une beauté sans fard, une personnalité authentique, qui livre la marchandise, malgré qu’elle soit un peu brute de décoffrage. À la fin de leur voyage au bout de la nuit, les fêtards en apprécient d’ailleurs les vertus pour atténuer les désagréments d’un abus d’alcool. À l’heure de la diversité corporelle, la poutine peut enfin affirmer la singularité de son apparence en toute dignité. Un peu comme Montréal, dont on ne saurait réduire la beauté à sa seule harmonie architecturale, il faut reconnaître à la poutine un charme certain, au‑delà du tape‑à‑l’œil. En reine de notre gastronomie, c’est dans le palais que la poutine révèle toute sa majesté.
Qu’on le veuille ou non, la poutine représente le Québec et les Québécois dans ce que nous avons de simple, de chaleureux et d’inventif. La poutine enrichit également le lexique de toute la francophonie, en incarnant la métaphore d’une situation inextricable ou d’une paperasserie cléricale.
Et tant qu’à lui rendre ses lettres de noblesse, pourquoi ne pas la rebaptiser à partir d’un champ sémantique typiquement québécois, qui évoquerait à la fois la neige, son caractère populaire et la drave : flocons de cheddar non affiné en leur sauce ouvrière, sur leur embâcle de pitounes parmentières?
Parée d’un pareil libellé, la poutine pourrait sans rougir représenter le Québec dans le buffet des nations.
Consultez l’article poutine dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.