Une question de classe

Chloé Savoie-Bernard

Si je n’étais pas de celles qui zigonnent, qui rushent pour accomplir toute tâche, fût‑elle banale...

Chloé Savoie-Bernard

Autrice, éditrice et traductrice, Chloé Savoie-Bernard a publié, entre autres, Des femmes savantes (Triptyque, 2016), Sainte Chloé de l’amour (Hexagone, 2021) et dirigé le collectif Corps (Triptyque, 2018). À compter de l’automne 2022, elle occupera un poste de professeure de littérature à l’Université Queen’s.

Si je n’étais pas de celles qui zigonnent, qui rushent pour accomplir toute tâche, fût‑elle banale, peut-être serais-tu tombée amoureuse de moi. Mais tu avais beaucoup d’idées concernant la grandeur, la beauté, ce qui est digne ou non. Des lieux aussi, tu exigeais beaucoup. Tu disais de la promenade Masson, à Montréal, qu’elle était d’une laideur abyssale; du quartier Hochelaga qu’il était déprimant, complètement déprimant. C’étaient des lieux que j’avais toujours aimés, que je visitais régulièrement, que j’avais habités. Dans leur hétérogénéité, je voyais un reflet de la mienne, moi qui réponds si mal à toute tentative de réduire à un dénominateur commun les différents liants de mon identité. Mais me confondre avec l’espace est sans doute un problème en soi : je devrais y remédier.

Tu préférais donc quand nous allions marcher ailleurs, dans les quartiers chics, ceux où ni toi ni moi n’étions nées. Si la tendance se maintenait, si nos carrières continuaient d’être chancelantes, nous n’y serions sans doute jamais que des touristes, dans ces rues de la ville, jamais nous ne pourrions y résider, être en mesure d’y payer un loyer et encore moins une hypothèque. Là, un café et un croissant coûtaient autant, sinon plus que ce que gagnaient en une heure les employées qui travaillaient à garder propre la cuisine de ces dames qui nous bousculaient dans la rue. Leurs patronnes, c’étaient elles, ces femmes pressées qui semblaient penser pouvoir nous traverser avec facilité. Elles s’attendaient à ce que nous leur cédions le passage en arrivant à notre hauteur et, chaque fois qu’elles venaient à nous comme si nous représentions un obstacle, tu t’accrochais à mon bras. Alors qu’elles regardaient leur cellulaire neuf à travers leurs lunettes fumées et trainaient au bout de leur bras un sac inabordable, je ne sais pas ce qu’elles pensaient de nous. Peut-être croyaient-elles que nous n’étions que des amies; sans doute ne nous voyaient-elles même pas. Elles nous bousculaient et nous continuions de marcher, les yeux accrochés aux édifices. Nous ne parlions jamais vraiment d’elles. Nous parlions aussi assez peu de nous deux.

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Illustration : Romain Lasser
 

Dans les rues, tu te gavais de beauté, et moi, j’essayais de m’ajuster à toi. Je voulais tellement que tu m’aimes, que tu tombes amoureuse de moi. J’admirais plein de choses chez toi, je voyais tes défauts, mais je te voulais quand même, même si tu n’étais pas capable, comme moi, de voir la grâce dans ce qui était croche, brinquebalant, et pas seulement dans les intérieurs grimés des beaux restaurants du centre-ville où je gaspillais compulsivement mon argent en espérant avoir assez de légèreté pour que tu choisisses d’investir dans notre relation un peu plus, un peu mieux, un peu plus entièrement. J’aimais comment tu flambais ton cash pour des délicatesses qui fondaient dans notre bouche sans jamais rien mentionner des montants ridicules que nous mettions dans des cocktails fleuris et dans des desserts raffinés. Tu travaillais fort, mais je me demandais comment nous pouvions réellement nous permettre cette beauté. Ce n’était pas uniquement une question d’argent, mais en quelque sorte, de « classe », m’avouais-tu, et bien sûr, tu ne croyais pas si bien dire. De la classe, tu disais que ceci en possédait et que cela n’en avait pas et je me demandais comment je pouvais me situer dans tout ça, moi qui aimais les patates frites de bord d’autoroute et le caviar, moi qui trouvais apaisantes depuis toujours toutes les friperies du monde. Les bazars, ces lieux que tu abhorrais, me disais‑tu, étaient toujours les premiers lieux que je visitais quand j’allais dans une nouvelle ville, un nouveau pays. « Je ne veux pas porter des vêtements dans lesquels quelqu’un d’autre a déjà sué », disais-tu, tandis que j’ai toujours aimé avoir l’impression de superposer mon histoire à celles d’inconnues, les anciennes propriétaires des robes, des blazers que je portais lorsque j’accourais à nos rendez-vous. Peut-être me porteraient-elles chance, ces femmes inconnues? Peut-être t’aideraient-elles à tomber amoureuse de moi? Nous étions trop différentes, et comme d’habitude, je me perdais dans l’idée de l’amour, je me murmurais « compromis », « moduler les attentes », je me chuchotais que tu allais changer, me choisir, devenir plus souple, perdre quelques principes par rapport à la beauté. Je créais des zones de miroir, je faisais se rejoindre cette relation avec d’autres, tricotais mes expériences. Ce n’était pas ta faute, tu n’avais rien à voir avec mes superpositions, mais le mal était fait, ou plutôt, je faisais le mal : dans ton désir de t’élever dans la grâce et la beauté, j’entendais dans mes oreilles en catimini l’un de mes ex qui, en rencontrant ma famille haïtienne, avait dit d’elle qu’elle n’était pas très « raffinée ». Et dans ton exigence face à l’ordre des choses, quant à la classe, même si désormais j’étais avec toi, que tu le veuilles ou non, à l’intérieur de moi se raccordaient ces images. Il me semblait bien que ceux qui m’aimaient, ceux qui me désiraient tenaient très haut dans leurs petites hiérarchies personnelles des valeurs qui m’étaient inaccessibles. Beauté, grâce, raffinement : je me cognais à ces dernières, je n’avais pas l’impression d’avoir la hauteur qu’il me fallait pour les atteindre. La question, breloque qui pendait dans les airs, restait entière : comment allions-nous nous aimer si je n’étais pas comme les personnes que je choisissais d’aimer? L’amour réside‑t‑il dans la symétrie?

Je venais à ta rencontre pour ces marches, pour ces sorties, tu complimentais mes tenues et je me sentais comme une enfant à qui l’on accorde une dragée. Au-delà de mes qualités, que tu reconnaissais avec aisance – pour ça, je te dis merci –, tu remarquais aussi avec affection mes petits problèmes de dextérité, mes zips qui restaient bloqués dans les fermetures éclair, mes jambes remplies d’ecchymoses parce que je ne sais pas marcher sans me cogner. Avec toi, je ressentais que la marge d’erreur autorisée était minimale, voire inexistante, que les aspérités qui subsistaient devaient être immédiatement gommées. C’est peut-être moi qui projette sur toi mes propres désirs, mes propres volontés, mes propres bibittes. Dans l’ordre des choses, dans le quotidien mêlé, au milieu des affres de l’éternel retour de mercure en rétrograde et de tous les tourments impondérables, il s’agit toujours de moi à moi, promesse qui est un leitmotiv : me tenir droite. Ne pas faire dépasser mon vernis à ongles, arriver exactement à l’heure, payer toutes mes factures à temps. J’échoue systématiquement. Pour accomplir toute tâche, je zigonne, je ne fais rien d’un coup, je bûche, chancelle, achoppe. Je ne connais pas la grâce. Je ne sais pas mettre une assiette à sécher dans le rack sans qu’elle oscille. Jamais je ne place un coussin sur le sofa au bon endroit du premier coup. Il faut que je le retaponne, que je lui trouve un meilleur angle. Dans mon sac, je cherche toujours trop longtemps mes clés, mon portefeuille. J’envie les gens aux gestes vifs, précis, assurés, raffinés. Cela n’a jamais été moi. Je brise, je rattrape, je fais déborder, je souris pour m’excuser, et la honte, elle, demeure.

Dans les restaurants où j’arrivais en talons hauts, j’attendais patiemment que tu frôles mes cuisses sous la table – je l’aurais quémandée, ta main sur moi, si tu ne me touchais pas au plus sacrant. Si dans tes yeux je n’avais pas vu le désir clignoter, j’aurais pu hurler. Puis il y a eu cette fois où je n’arrêtais pas de tout échapper par terre. Ce n’était pas la faute de ces alcools que tu décrivais si bien, toi qui savais tout de l’acidité des tanins et de la rondeur en bouche, c’était de l’anxiété. Mon besoin de te plaire me rendait encore plus maladroite que d’habitude. On apostrophait sans cesse la personne qui faisait le service pour qu’elle me donne de nouveaux ustensiles et je me trémoussais ridiculement sur mon tabouret, zigonnant pour ramasser la fourchette tombée par terre, désormais souillée et inutile, pour la lui tendre. La troisième fois que, piteuse, je me suis penchée pour reprendre un couteau au sol, j’ai relevé la tête et j’ai capté ton regard qui ne me couvait plus doucement, qui était devenu complètement froid. Je ne t’ai jamais vraiment eue, les humains ne sont pas les uns aux autres et la nature même de notre lien était floue, ma peau t’aidait à te remettre d’une peine d’amour, et moi, j’espérais que tu y trouves de quoi m’aimer. Mais est‑ce ma manière de ne jamais me mouvoir dans des espaces tout à fait gracieusement, en m’enfargeant, en zigonnant, en rushant qui m’a rendue irrémédiablement indésirable à tes yeux? En tout cas, cette fois‑là, tu m’avais bien vue, et j’ai su que, dans ce que ton regard saisissait de moi, se cristallisait ton incapacité à m’aimer, à me faire une place. Quelques semaines plus tard, nous avons rompu. Je ne sais plus si tu cherches toujours la classe sur le corps des femmes.

 


Consultez l’article zigonner ou zigoner dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.