Moi, mes souliers... Lui, ses chaussures

Septembre 1997

Le Québécois qui foule le sol français pour la première fois ne se doute peut-être pas que ce qui chausse son pied «novice» n'est pas nommé de la même façon de ce côté-là de l'océan. Sur son séant il tombe, lorsque son «cousin» lui apprend que son aïeul, oui, en portait; mais que lui, non, jamais, enfin si... si on veut, mais... Alors on compare les pieds, on les mesure, on les toise et on ne voit pas la différence. C'est que la nuance, c'est sur la langue qu'elle se trouve. De là à se la tirer, il n'y a qu'un pas, car voyez comment on comprend qu'on ne se comprend pas:

Le Petit Robert (1993) nous dit: soulier «chaussure à semelle résistante, qui couvre le pied sans monter beaucoup plus haut que la cheville». Notre Québécois se demande alors quel est le «problème»! C'est qu'il faut lire plus loin: Vieux ou régional (Canada) Chaussure.» En somme, il faut décoder que, de nos jours, le Français citadin a une vision archaïque du mot soulier et que celui-ci ne survit guère en France que chez certains locuteurs âgés ou dans quelques rares collocations (souliers vernis, souliers bas, souliers plats) et expressions figurées (être dans ses petits souliers «être mal à l'aise, se trouver dans une situation embarrassante», mettre ses souliers à bascule «être ivre»). Ainsi donc, pour le Français, le soulier s'appelle couramment chaussure (et familièrement godasse, pompe, croquenot, etc.). Chez nous, le mot soulier est tellement bien enraciné, et ce depuis les débuts de la colonie, que nous sommes passés des souliers français aux souliers de boeuf (prononcer beu) et souliers sauvages jusqu'aux modernes souliers sports, souliers de golf, de tennis, de course et à claquettes. Le mot chaussure est bien sûr connu également au Québec, mais il est surtout reconnu comme terme générique alors que soulier demeure celui qui nous vient spontanément en bouche lorsque l'on trouve chaussure à son pied. Les Suisses romands d'ailleurs en font autant.

Mais l'histoire des pieds chaussés ne s'arrête pas là. Notre Québécois et notre Français en perdent encore leur latin lorsque les conditions météorologiques les obligent à passer d'une chaussure basse à quelque chose de plus haut. Pour le premier, la botte s'appelle ainsi dès qu'elle atteint au moins le niveau de la cheville. Pour le second, ah non!, il faut au moins qu'elle couvre le mollet, sinon elle ne mérite que les appellations bottillon, bottine ou boots. C'est ainsi que le Québécois va en bottes de marche ou de montagne quand le Français va en chaussures de marche et dévale les pentes enneigées en chaussures de ski (!!!, que nous appelons ici bottes de ski). Heureusement, l'histoire du Chat botté ne pose de difficulté ni à l'un ni à l'autre puisque Perrault avait chaussé son chat de grandes bottes cuissardes.

Mais pourquoi diable appelons-nous botte une chaussure dont la tige n'atteint pas le mollet? La réponse se trouve du côté de nos voisins de langue anglaise dont l'influence, on le sait, s'est fait sentir chez nous dans bien des domaines. En effet, c'est au tournant du XXe siècle, parallèlement à l'industrialisation de la chaussure, que le mot botte a hérité de cette influence (l'anglais boot désigne toute chaussure atteignant au moins le niveau de la cheville; il est à remarquer qu'en France, on a eu recours à l'emprunt direct du mot anglais boots ainsi que, par ailleurs, de snow-boot «bottine de caoutchouc»...). Il faut savoir aussi que nos bottes de travail, bottes de l'armée, bottes de marche, bottes de montagne, bottes de ski, bottes de pluie et bottes de cow-boy sont toutes des appellations issues de «calques» de l'anglais. Il ne faut donc plus s'étonner de voir notre Français et notre Québécois sourciller. Ils parlent la même langue, certes, mais on voit bien qu'un océan suffit à ce que cette langue suive deux chemins différents semés d'influences différentes.

© Jean Bédard, TLFQ, Université Laval

Pour en savoir un peu plus sur soulier et botte, voir la chronique Histoires de mots dans le no 106 (été 1997, p. 101- 102) de la revue Québec français, signée du même auteur.

Soulignons aussi la thèse de maîtrise de Louis Mercier sur le vocabulaire de la chaussure (Contribution à la connaissance du vocabulaire de la chaussure en français québécois. Étude diachronique et synchronique, 1981), en dépôt notamment au TLFQ.