Poêle ou cuisinière?

Octobre 1997

Dans les dictionnaires de difficultés qu'on utilise au Québec dans l'enseignement du français, on présente souvent le mot poêle au sens de «cuisinière» comme une «impropriété», c'est-à-dire un mot qui n'est pas apte à bien exprimer ce qu'on veut désigner, en l'occurrence l'appareil électrique sur lequel on fait chauffer des aliments. Cet emploi de poêle est des plus courants au Québec, comme le fait clairement voir la documentation du Trésor de la langue française au Québec, mais il n'a pas cours en France, ce qui, pour certains, est déjà une raison suffisante de chercher à l'éliminer.

Mais il faut chercher ailleurs la raison des réticences exprimées à propos de ce mot par des personnes qui ne sont pas fermées à l'idée d'accorder le droit de cité à des québécismes de la langue courante. Il semble bien que ce soit un souci d'ordre terminologique qui soit à l'origine d'un bon nombre des réserves et des condamnations que l'emploi de ce mot a suscitées.

En effet, poêle peut à l'occasion faire double emploi avec cuisinière dans certains contextes où la précision terminologique est souhaitée (affichage, publicité, etc.). Cette situation, qu'on peut à bon droit vouloir corriger, n'a pas de quoi surprendre: le mot cuisinière, auquel on recourt en France, n'est rentré dans l'usage au Québec qu'à une époque très récente il n'est d'ailleurs attesté en France avec ce sens que depuis la fin du XIXe siècle et il demeure perçu comme soigné, lié qu'il est à des situations de discours particulières (par ex. dans la bouche d'un vendeur d'appareils électroménagers).

Plutôt que de jeter le discrédit sur le mot poêle, sans avoir cherché à comprendre ce qui explique la faveur qu'il connaît, il faudrait, me semble-t-il, insister plutôt sur la place que devrait occuper cuisinière dans certaines situations de communication. Pour le lexicographe, il ne fait en tout cas aucun doute que le mot poêle, dans son acception québécoise, doit figurer dans un dictionnaire, même si les Français ne l'utilisent qu'en parlant d'un appareil de chauffage.

Poêle a été relevé régulièrement au pays depuis les années 1670 et il occupe une place privilégié dans la littérature québécoise depuis ses premiers balbutiements. Il n'est pour ainsi dire pas un auteur qui ait cherché à l'éviter; on le trouve en bonne place dans les écrits des Beauchemin, Tremblay, Ducharme, etc., qui l'utilisent tantôt par référence à l'appareil qui servait à la fois pour chauffer la maison et pour cuire les aliments, tantôt en parlant d'une cuisinière électrique. Ce sont là des raisons suffisantes d'enregistrer ces emplois de poêle dans un dictionnaire québécois: si les lexicographes québécois s'avisaient de laisser de côté des mots usuels comme celui-là, à quoi pourraient bien servir leurs travaux?

Mais, dans le cas de poêle, il existe une autre raison très importante d'en rendre compte dans un dictionnaire destiné aux Québécois: c'est que le mot renvoie à toute une gamme d'appareils qui ont été au centre de leur vie quotidienne du XVIIe siècle jusqu'à une époque récente. En parcourant la documentation réunie à propos de ce mot, on voit défiler l'histoire du Québec depuis les premiers poêles de brique du Régime français jusqu'à la cuisinière électrique, en passant par les poêles des Forges du Saint-Maurice et les fameux poêles Bélanger à deux ponts ou à trois ponts produits sur le modèle américain.

Les premiers poêles ont été importés d'Europe, mais il faut savoir que ce moyen de chauffage était relativement peu exploité en France: jusqu'au milieu du XIXe siècle, on lui préférait encore les foyers découverts, comme le confirme ce passage du Dictionnaire français illustré de Dupiney de Vorepierre (1857), sous le mot chauffage:

«C'est surtout dans le Nord, où l'on est obligé de lutter contre un froid rigoureux que l'usage des poêles est répandu; en France, on leur préfère encore les foyers découverts.»

Il est donc normal que le mot ait connu au Québec une fréquence d'utilisation plus élevée et une évolution sémantique particulière. Alors que les Français recouraient à fourneau pour rendre l'idée d'un appareil de chauffage servant en même temps à cuire les aliments, les Québécois ont spontanément eu recours à poêle pour signifier la même chose. De nos jours, fourneau est pour ainsi dire disparu en France dans cet emploi (sauf dans des expressions comme être aux fourneaux, être à ses fourneaux, qui signifie «faire la cuisine»), mais poêle demeure très vivant au Québec.

Une approche purement terminologique ne permet évidemment pas d'entrevoir cette dimension culturelle. Il me semble tout de même qu'un dictionnaire correctif bien conçu ne devrait pas se contenter d'étiqueter le mot poêle comme étant «une impropriété au sens de cuisinière»(1); ce discours limitatif ne se défend que dans la mesure où l'on considère que seul le français de Paris avait le privilège de créer des acceptions nouvelles. Un mot peut ne plus convenir de nos jours à certaines situations de discours; il faudrait dire la chose en clair et se garder des formules négatives à l'emporte-pièce qui ne font que renforcer, à tort, l'impression que les traits de langage qui nous sont propres appartiennent nécessairement à la catégorie des fautes.

© Claude Poirier, TLFQ, Université Laval

  1. C'est le traitement que reçoit le mot dans le Multidictionnaire des difficultés de la langue française, de MarieÉva de Villers (Québec / Amérique, éd. de 1992), et qu'on trouvait déjà dans V. Barbeau, Le français du Canada (2e éd., 1970, p. 173).