Août 1997
Comme on a pu le constater dans des chroniques précédentes, le verbe pogner occupe une place bien particulière en français du Québec. Employé dans une multitude de contextes, il se distingue cependant des mots prendre et attraper de différentes façons. Mais d'où peut bien venir ce mot qui, a priori, semble français (il ressemble par la forme et par le sens à des mots comme poing, poigne, poignée et empoigner) mais que les Français eux-mêmes ne connaissent pas?
En fait, le verbe pogner est bien un héritage français. Dans le cadre de nos études de maîtrise, nous avons relevé plusieurs fois ce verbe (parfois écrit poigner, poignier, pugner, pougni, etc.) soit dans un état ancien de français, soit dans des parlers régionaux de France.
Ainsi, nous avons pu découvrir que le verbe pogner a eu cours en ancien français au sens de «prendre avec la main», au sens d'«attraper à la chasse» et au sens de «frapper, battre (quelqu'un)». Nous l'avons également relevé en français du XVIe siècle, dans un emploi pronominal, au sens de «se battre», en français du XIXe siècle au sens de «frapper, battre (quelqu'un)» et en français du XIXe et du début du XXe siècle au sens de «se présenter, arriver (à quelqu'un) de façon subite» (cette maladie qu'elle prétendait la poigner le soir, chez Huysmans1 ). Nous avons aussi relevé pogner dans plusieurs parlers régionaux de France, notamment dans les parlers du Centre au sens de «prendre avec la main» ainsi que dans plusieurs parlers du Centre, de l'Ouest et du Nord-Est au sens de «frapper, battre (quelqu'un)».
En recherchant l'étymologie de pogner, nous avons constaté que les emplois du mot découlent de trois étymons latins différents: pugnus «poing» (duquel sont également issus les mots poing, poigne, poignée et empoigner), pugnare «combattre» et pungere «piquer (en faisant souffrir)» (d'où découle le verbe poindre dont certaines formes conjuguées ont un radical en poign-, par exemple poignait et poignant).
Nous avons également remarqué que tandis que certains emplois de pogner se rattachent à une seule famille étymologique (tous les emplois où pogner suggère l'idée de «préhension», par exemple pogner la balle, pogner quelqu'un sur le fait ou pogner un poisson, se rattachent à la famille de pugnus), d'autres se rattachent à plusieurs familles à la fois (par exemple dans une crampe me pogne dans la jambe, on peut voir l'influence de la famille de pungere par les idées de «piqûre», de «blessure», et de celle de pugnus par les idées de «poigne», d'«emprise»).
Cette complexité étymologique de même que l'idée de «faire mal, faire souffrir» sous-entendue dans chacune des familles sont sans doute responsables de la grande richesse sémantique du verbe en français du Québec de même que du caractère indissociable de ses emplois.
Certains qualifient peut-être pogner de verbe fourretout et nous ne pouvons leur donner tout à fait tort si l'on tient compte des multiples emplois du mot dont nous avons discuté dans notre première chronique. Mais, compte tenu justement de toute cette place que nous avons faite au verbe pogner, nous ne pouvons nier que, sans lui, nous serions drôlement pognés!!!
Nous l'aurions d'ailleurs été, bien pognée, sans Robert Vézina, Jean Bédard et Claude Poirier qui ont bien voulu prendre le temps de lire les trois chroniques et de nous faire leurs commentaires. Merci à tous les trois!
© Nathalie Bacon, TLFQ, Université Laval
- J.-K. Huysmans, Les Soeurs Vatard, Rueil-Malmaison (France), Éditions de la Bohème, 1992 [1re éd.: 1879], p. 234.