Poisson d’avril

Avril 1997

Non! ce n'est pas un canular!

Mais peut-on sérieusement commencer une chronique le 1er avril sans parler du... fameux poisson!

D'entrée de jeu, il faut préciser que les Québécois n'ont pas le monopole de cette habitude qui consiste à jouer un bon tour à quelqu’un le 1er avril. En fait, cette amusante pratique est très ancienne et est connue dans presque tous les pays d'Europe: il ne s'agit donc pas d'une manifestation caractéristique de l'humour français ni, on pourra être déçu de l'apprendre, une invention des Québécois, même s'ils ont pu apporter bien des raffinements à la petite torture qu'on inflige avec plaisir le 1er avril à ceux qu'on aime le plus. Mais pourquoi alors des Québécois nous ont-ils demandé si courir le poisson d'avril était un québécisme? C'est que l'expression ne figure pas dans les dictionnaires de France. Les Français pourront dire donner ou faire un poisson d'avril à qqn, mais pas courir ou faire courir le poisson d'avril. Ludmila Bovet1 a montré que la façon québécoise de dire la chose paraît rendre compte de l'origine de cette tradition qu'on a par ailleurs cherché à expliquer de diverses façons. Où l'on voit que l'intérêt de l'étude du français du Québec ne se limite pas au seul aspect linguistique.

Mais l'expression courir le poisson d'avril paraît s'être enrichie de diverses connotations depuis le temps où de jeunes pages, appelés poissons d'avril (ah oui? pourquoi? voir note 1) étaient mis à contribution pour la réussite des amours clandestines. Pour bien saisir ces connotations, il faut mettre cette expression en parallèle avec d'autres dans lesquelles les francophones d'Amérique du Nord emploient le verbe courir. Ce verbe est en effet au coeur d'un bon nombre d'expressions où il est chez eux associé à la fête, au plaisir, voire à la liberté presque illicite. Les Acadiens courent la Chandeleur, c'est-à-dire vont de maison en maison en dansant pour ramasser ce qu'il faut pour faire des crêpes qu'ils mangeront en commun à l'occasion de cette fête catholique; ils courent aussi la mi-carême, costumés et masqués, pour faire une pause festive bien méritée pendant la période d'abstinence qui précède la fête de Pâques. En Louisiane, courir le Mardi-Gras signifie se costumer et faire du porte à porte (traditionnellement à cheval) pour recueillir les ingrédients qui serviront à faire un superbe gombo, véritable plat national symbolisant la fête.

Et les Québécois? Ils courent la galipote, expression qui est associée au vagabondage de nuit et qui, à l'origine, évoquait les loups-garous et les sorciers. Ils ont comme ancêtres des coureurs de bois, ces aventuriers libertins qui désertaient les lieux de colonisation pour faire la contrebande des pelleteries. Comme les Amérindiens, ils couraient les bois à la recherche de cette liberté qu'ils étaient venus chercher en Nouvelle-France et que la rude vie sur les terres du roi ne leur offrait pas, du moins pas dans toute sa plénitude!

Le fait que les francophones d'Amérique, répartis dans trois zones de peuplement distinctes, emploient le verbe courir dans une foule d'expressions où le verbe rend les connotations qu'on vient de rappeler est une indication claire que ces façons de parler viennent de France. Ce mot, comme bien d'autres, conserve sur le continent nord-américain des emplois dont l'étude permet de compléter, sur divers points, l'histoire du français tel qu'il était parlé autrefois à Paris et dans les régions de France. Non seulement les Québécois n'ont-ils pas inventé le poisson d'avril, mais même leur expression favorite pour en parler est un héritage de France. Courir le poisson d'avril n'est attestée au Québec que depuis 1749, mais il est probable que les premiers colons s'en servaient couramment, surtout entre le 31 mars et le 2 avril...

Si on vous fait courir le fameux poisson, souriez: courir, c'est fêter pour un francophone d'Amérique du Nord!

© Claude Poirier, TLFQ, Université Laval

  1. BOVET, Ludmila, « Mais qui est donc le poisson d'avril? », Québec Français, no 73, mars 1989, p. 94-95.