Avril 1997
Les jeunes seront peut-être surpris d'apprendre qu'à l'époque où leurs parents occupaient les bancs d'école, on essayait de les corriger de leur "vilaine" habitude de prononcer une sorte de s après le t et une sorte de z après le d devant les voyelles i et u, comme dans petit [pets it] et têtu [têts u], lundi (lundz i) et dur [dz ur] (si votre appareil est doté d'une carte de son, vous pouvez entendre ces prononciations en vous reportant au site de phonétique de Pierre Martin; voir aussi l'excellente synthèse de Denis Dumas1 ). Au début des années 1960, un bon nombre d'enseignants estimaient que cette prononciation n'était pas acceptable et devait disparaître. De nos jours, il semble bien que tous les observateurs du langage la considèrent comme faisant partie de l'usage neutre au Québec.
Oscar Dunn paraît avoir été le premier à relever cette prononciation, dans les années 1870. Quelques années plus tard, dans son Glossaire franco-canadien (1880), il écrivait à propos de D:
«Bien peu de personnes au Canada prononcent correctement le verbe dire. Nous prononçons dzire. Cet accent passe inaperçu chez nous, mais écorche l'oreille de l'étranger. C'est dans les écoles primaires qu'il nous faut commencer à le combattre.»
Cette façon de prononcer était-elle récente à l'époque de Dunn? On serait tenté de le croire si l'on retenait l'explication qu'il en avait donnée, à savoir que l'assibilation (certains disent l'affrication) des consonnes t et d résulterait d'une influence des consonnes anglaises t et d dans des mots comme individual ou tube. Et, de plus, comment se fait-il que personne n'en avait parlé avant lui?
En fait, on ne doit pas se surprendre de ce silence. La plupart des traits du français canadien, même ceux qui sont bien attestés dès le XVIIe siècle, ne sont commentés qu'à partir du XIXe . Pourquoi d'ailleurs se serait-on préoccupé de cette question sous le Régime français puisque, dans la colonie laurentienne, on entendait le français partout? C'était plutôt en France que les caractéristiques locales retenaient l'attention, les patois demeurant à l'époque encore largement utilisés.
Les chercheurs ont depuis longtemps la certitude que la prononciation assibilée des t et d est un héritage de France; on en trouve, par exemple, des vestiges ici et là dans des parlers de l'ouest de la France. Mais peuton faire la preuve de cette origine française? Et pourquoi les Acadiens ne connaissent-ils pas ce trait de prononciation? Aussi étonnant que la chose puisse paraître, c'est en écoutant parler les francophones nord-américains d'aujourd'hui qu'on peut trouver réponse à cette question d'ordre historique...
C'est par la comparaison des habitudes phonétiques des principales communautés de francophones du continent et en tenant compte des liens de filiation qui lient ces communautés qu'on arrive à comprendre quand l'assibilation a fait son apparition et comment le phénomène s'est propagé. En bref, cette prononciation, apportée par certains groupes d'immigrants français, s'est implantée progressivement au Québec entre 1680 et 1725 et s'est étendue naturellement aux colonies de francophones qui ont été fondées par la suite à partir du foyer québécois. À cette époque, le français acadien était déjà constitué et évoluait en vase clos, ce qui explique qu'il ait échappé à cette tendance phonétique.
On trouvera ailleurs2 la démonstration scientifique de cette explication. Le but de cette chronique était d'attirer l'attention sur l'importance de l'explication historique dans le processus de la définition de la norme. En raison de la menace qu'a représentée et que représente encore l'influence anglaise, on a eu tendance à attribuer à l'anglais la plupart des particularités du français du Québec et, par voie de conséquence, à les condamner.
L'opinion qu'on a aujourd'hui de sa langue est fortement conditionnée par la vision qu'on en a. Bien connaître sa langue, dans son usage réel et dans ses origines, est la meilleure façon de l'évaluer en connaissance de cause et, partant, d'en donner le goût aux nouveaux immigrants.
© Claude Poirier, TLFQ, Université Laval
- Denis Dumas, Nos façons de parler: les prononciations en français québécois, Presses de l'Université du Québec, 1987, p. 1-19.
- Claude Poirier, « Les causes de la variation géolinguistique du français en Amérique du nord: L'éclairage de l'approche comparative », dans Claude Poirier (sous la dir. de), avec la collab. de Aurélien Boivin, Cécyle Trépanier et Claude Verreault, Langue, espace, société: Les variétés du français en Amérique du Nord, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval (voir les pages 78 à 86).