La champlure peut chanter ou pleurer?
Connaissez-vous le mot champlure au sens de « robinet »? Que ceux et celles l’ayant déjà dit ou entendu lèvent la main : Ferme la champlure! Ouvre la champlure! La champlure coule!
Chanter comme une… champlure!?
Qu’on ait déjà entendu ou pas le mot champlure, heureusement qu’on n’a pas à l’écrire très souvent, car sa graphie peut occasionner certaines hésitations. Ces petits doutes orthographiques s’expliquent par le fait que ce nom se prononce et s’écrit de deux façons. En effet, les graphies champlure et champleure (forme désormais vieillie) sont toutes deux attestées dans quelques dictionnaires français publiés entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle (DHFQ, s.v. champlure ou champleure).
Le mot régional champl(e)ure désignait alors un robinet fixé à un tonneau pour faire couler le vin. Ces deux formes sont des variations du charmant mot chantepleure, attesté en français depuis le XVIe siècle au sens de « robinet d’un tonneau », dans lequel on reconnaît les verbes chante et pleure. Belle trouvaille que ces deux verbes réunis pour évoquer le bruit du liquide qui coule! Ou serait-ce plutôt parce que le nectar qui sort de la chantepleure peut faire chanter ou pleurer (ou même parfois les deux)?
Et glou et glou…
Ce si joli mot a toutefois été supplanté peu à peu par le nom robinet, jugé plus soigné. Malgré tout, champlure a survécu et, avec le temps, a développé d’autres emplois, dont certains figurés et imagés, qui témoignent de la créativité sans cesse renouvelée du français québécois.
Dans son sens le plus courant, ce mot désigne tout type de robinet, en particulier un robinet qui contrôle le débit de l’eau courante, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison (DHFQ, s.v. champlure ou champleure, sens 1).
Puisque c’est la champlure qui permet à un liquide de couler ou non, on ne s’étonnera pas du fait que le mot champlure s’emploie, par exemple, pour désigner la morve au nez, comme dans : Avec ce rhume, j’ai le nez qui coule comme une champlure! On peut aussi l’entendre en présence d’une abondance de larmes, comme dans : Arrête de pleurer; ferme ta champlure!
Fermer le clapet
L’idée de « liquide qui coule » prévaut dans un autre emploi figuré de champlure, attesté depuis 1948. C’est dans le contexte très religieux du Québec au XXe siècle que le père Victor Lelièvre, prêtre breton arrivé au pays en 1903, aurait popularisé l’emploi de champlure pour réprouver la consommation abusive d’alcool.
En fait, champlure figurait dans une exhortation plus large, qui rappelait aux Canadiens français les trois principaux péchés à éviter. En effet, le père Lelièvre et d’autres prédicateurs exhortaient leurs ouailles à ne pas succomber à la sacrure (le blasphème), à la créature (la luxure) et à la champlure (l’ivrognerie). La formule avait le mérite d’être claire dans son contenu et frappante dans sa forme; ces trois mots en ‑ure, empruntant la finale de luxure, s’imprégnaient facilement dans les esprits (DHFQ, s.v. champlure ou champleure, sens 2).
Un afflux de liquidités
Outre le vin, l’eau, l’alcool et les fluides corporels, ce qui sort d’une champlure s’est par la suite encore diversifié. Cette fois, c’est un flux d’argent qui coule, sous forme de financement, de subvention, d’avantages pécuniaires ou d’autres dépenses, par exemple : Le gouvernement devrait fermer la champlure pour ce genre de projets. Puisque le sens plus large de « ce qui retient ou laisse passer un flux quelconque » est attesté aussi pour robinet dès 1675, on peut penser que champlure a évolué de la même façon.
D’ailleurs, associer le sens des mots champlure et robinet à un flux d’argent n’a rien d’étonnant, car cette idée de « fluidité » s’observe également dans des expressions comme argent liquide, problèmes de liquidités ou encore argent qui coule à flots (DHFQ, s.v. champlure ou champleure, sens 3).
Bref, au Québec, le mot champlure est toujours bien vivant, et ce qui en sortira à l’avenir nous réserve peut‑être encore un torrent de surprises!
Pour en apprendre davantage sur ce québécisme :
- Consultez l’article champlure ou champleure dans le Dictionnaire historique du français québécois.
- Regardez l’épisode sur le mot champlure, de la série linguisticomique Dis‑moi pas!? La petite histoire des mots d’ici.
Référence
Trésor de la langue française au Québec. (2021). Champlure ou champleure. Dictionnaire historique du français québécois (2e éd. rev. et augm.; R. Vézina et C. Poirier, dir.). Université Laval. Consulté le 29 juin 2023. https://www.dhfq.org/article/champlure-ou-champleure