Pendant que certains dînent, d’autres déjeunent?
À quelle heure dînez-vous?
Si manger est avant tout une nécessité, c’est également un plaisir à la fois sensoriel et social. Pas étonnant alors que toutes les langues comportent leurs propres mots pour désigner les repas, peu importe ce qu’il y a sur la table. Le français ne fait pas exception. C’est bien connu, les Québécois (et les Français) aiment bien manger. Malgré cet amour partagé pour la bonne chère, les mots utilisés pour nommer les repas ici et en France sont généralement différents.
Pour bien commencer la journée
Le matin, les Québécois déjeunent. La grande majorité de la population du Québec appelle déjeuner le premier repas de la journée. Le mot déjeuner n’est pas récent : son origine remonte au latin disjejunare, qui signifie textuellement « rompre le jeûne » (dis-jejunare = dé-jeûner) et qui deviendra disjunare. Car c’est bien ce qu’on l’on fait le matin : on rompt le jeûne de la nuit en recommençant à manger. On trouve ensuite le mot déjeuner dans des textes du XVIe siècle, sous des formes légèrement différentes (desjuner, desjeuner).
En lisant la définition de déjeuner dans les dictionnaires français, on peut s’étonner d’y découvrir que ce mot est considéré comme vieux, vieilli ou régional. Certains précisent que son emploi, pour désigner le premier repas de la journée, s’observe non seulement au Québec et dans le reste du Canada francophone, mais aussi en Belgique, en Suisse, au Congo, au Burundi et au Rwanda (ces trois pays africains étant d’ailleurs d’anciennes colonies belges) ainsi qu’en France, dans le Nord-Ouest, le Nord, le Nord-Est, l’Est et dans certaines régions rurales du Midi. Qu’est-ce qui explique ces marques d’usage accolées au mot déjeuner, qui ne figurent dans les dictionnaires que depuis le début des années 1970? Que s’est-il passé en France pour que déjeuner, comme repas du matin, soit considéré comme vieilli ou régional? Et quel mot utilise-t-on en France pour parler du premier repas de la journée?
À l’époque de la Nouvelle-France, les trois repas de la journée étaient appelés de la même manière dans la vallée du Saint-Laurent et dans la mère-patrie : on déjeunait le matin, on dînait le midi et on soupait le soir. Toutefois, à compter de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les aristocrates français, notamment à Paris, ont tendance à repousser l’heure du repas de midi en raison de modifications apportées dans certaines de leurs habitudes (dont l’heure et la durée de la chasse). Ainsi, c’est à Paris que les noms de repas auraient commencé à changer de sens. L’heure du dîner s’est déplacée graduellement vers le soir, entraînant un changement de sens du mot dîner, qui en vient à désigner le troisième repas de la journée. Ce déplacement du dîner a entraîné le décalage du déjeuner, qui a fini par être pris sur l’heure du midi. Cette évolution a donné lieu à l’abandon du mot souper, progressivement délaissé puisqu’on dînait désormais en soirée, et à l’apparition du nom petit-déjeuner pour désigner un repas pris tôt le matin, avant le déjeuner (dorénavant pris à midi).
Cette restructuration des noms des repas ne s’est toutefois pas implantée dans toute la France ni dans les autres régions francophones, dont le Québec. Bref, une grande partie des Français ne déjeunent plus le matin, ils petit-déjeunent (comme en atteste ce verbe consigné dans les dictionnaires depuis le milieu du XXe siècle).
Les Français qui petit-déjeunent le matin continuent de déjeuner, mais ils le font le midi, le mot déjeuner désignant pour eux le second repas de la journée. Ce changement de sens de déjeuner n’est pas récent, puisqu’on le trouve dès le début du XIXe siècle. Avec le temps, les Français déjeunent de plus en plus tard : à midi en 1850 et vers 13 heures après 1950. Ne cherchez donc pas les Français de midi à quatorze heures : ils déjeunent!
Enfin, ici et ailleurs, on aperçoit le nom déjeuner dans plusieurs mots composés, comme déjeuner continental, déjeuner d’affaires, déjeuner-causerie, menu déjeuner, pause déjeuner.
Une pause en mi-journée
Au Québec, en Belgique et en Suisse on dîne encore à midi. Dans ces régions et ailleurs, dîner désigne le second repas de la journée. Toutefois, les dictionnaires français marquent ce nom comme étant vieilli ou régional pour les mêmes raisons que déjeuner – et ce sera le cas également pour souper. Enfin, le nom dîner a aussi donné lieu à plusieurs mots composés, par exemple dîner-bénéfice, dîner d’affaires, dîner-conférence.
Un repas bien mérité
Finalement, au Québec, le troisième et dernier repas de la journée est appelé souper, comme c’était le cas à l’époque de Jacques Cartier. Ce mot est également employé en Suisse, en Belgique et dans d’autres régions francophones. En France, on l’emploie encore dans certaines régions, dont la Franche-Comté et le Languedoc-Roussillon, mais pas à Paris ni dans d’autres grandes villes, où l’on dîne le soir. Cet emploi de dîner est attesté en France depuis le XVIIIe siècle et on le trouve aussi au Québec à la même époque. Même s’ils dînent le soir, les Parisiens peuvent quand même souper lorsqu’il s’agit alors d’un repas léger, pris tard en soirée, notamment au retour d’un spectacle.
Le nom souper se retrouve aussi au Québec dans plusieurs mots composés, comme souper-bénéfice, souper-spaghetti, souper de famille.
Par ailleurs, vous avez sans doute remarqué que souper ressemble au nom soupe. C’est normal, puisque souper est dérivé de soupe. Le nom soupe remonterait à suppa, un mot d’origine latine ou germanique. Au XIIe siècle, la soupe consistait en une tranche de pain arrosée d’un liquide chaud, tel que du bouillon ou du vin. Ce n’est que plus tard qu’on y a ajouté des ingrédients solides. La soupe que l’on consomme maintenant connaît des variations infinies. Et bien entendu, quand on soupe, on ne mange pas que de la soupe!
Des mots et des moments riches en histoire
Les Québécois mangent des plats variés à des heures spécifiques, comme le soulignait déjà Philippe Aubert de Gaspé dans Les anciens Canadiens :
Les anciens Canadiens, lorsqu’ils étaient en famille, déjeunaient à huit heures. Les dames prenaient du café ou du chocolat, les hommes quelques verres de vin blanc avec leurs viandes presque toujours froides. On dînait à midi : une assiétée de soupe, un bouilli et une entrée composée soit d’un ragout, soit de viande rôtie sur le gril, formaient ce repas. La broche ne se mettait que pour le souper qui avait lieu à sept heures du soir […]. (1863, p. 409)
Toutefois, il ne faudrait pas penser que les repas étaient toujours aussi copieux et festifs. Michel Tremblay nous le rappelle dans Les belles-sœurs :
J’me lève, pis j’prépare le déjeuner. Toujours la même maudite affaire! Des toasts, du café, des œufs, du bacon... J’réveille le monde, j’les mets dehors. Là, c’est le repassage. J’travaille, j’travaille, j’travaille. Midi arrive sans que je le voye venir pis les enfants sont en maudit parce que j’ai rien préparé pour le dîner. J’leu fais des sandwichs au baloné. J’travaille toute l’après-midi, le souper arrive, on se chicane. Pis le soir, on regarde la télévision! (1968, p. 13)
Mais peu importe ce qu’il y a sur la table, les repas demeureront toujours des moments privilégiés, et pour reprendre les mots Michel Tremblay :
[…] les soupers de famille du samedi soir frôlaient souvent le délire tellement nous nous amusions. (Le cœur découvert, 1986, p. 210)
Rappelons enfin que les mots déjeuner, dîner et souper sont employés à la fois comme noms, pour désigner les repas (le déjeuner est inclus) ou les plats servis à ces repas (un dîner copieux), et comme verbes (je souperai là-bas), pour évoquer l’action de consommer ces repas. Quel que soit leur emploi, ici ou ailleurs, ces mots ont chacun une histoire qui explique leurs différents usages, tout comme nos repas, lieux d’échanges et de plaisir par excellence, donnent lieu à bien des histoires!
Pour en découvrir davantage sur ce québécisme, consultez les articles déjeuner, dîner et souper dans le Dictionnaire historique du français québécois.
Pour en apprendre plus sur les noms des repas en Europe, consultez cet article d’André Thibault, un linguiste qui étudie le français de différentes régions.
Références
Aubert de Gaspé, P. (1863). Les anciens Canadiens. Desbarats et Derbishire.
Tremblay, M. (1968). Les belles‑sœurs. Holt, Rinehart et Winston.
Tremblay, M. (1986). Le cœur découvert. Leméac.
Trésor de la langue française au Québec. (1998). Déjeuner. Dictionnaire historique du français québécois (2e éd. rev. et augm.; R. Vézina et C. Poirier, dir.). Université Laval. Consulté le 29 juin 2023. https://www.dhfq.org/article/dejeuner
Trésor de la langue française au Québec. (1998). Dîner. Dictionnaire historique du français québécois (2e éd. rev. et augm.; R. Vézina et C. Poirier, dir.). Université Laval. Consulté le 29 juin 2023. https://www.dhfq.org/article/diner
Trésor de la langue française au Québec. (1998). Souper. Dictionnaire historique du français québécois (2e éd. rev. et augm.; R. Vézina et C. Poirier, dir.). Université Laval. Consulté le 29 juin 2023. https://www.dhfq.org/article/souper