Adon

Patrick Nicol

« Ça peut pas être un adon! »

Patrick Nicol

Patrick Nicol est né en 1964 et enseigne au Cégep de Sherbrooke. Il a écrit une dizaine de livres, remporté le prix Alfred-DesRochers en 1998 et en 2010, et reçu le Grand Prix littéraire de la Ville de Sherbrooke en 1998 et en 2006. La nageuse au milieu du lac (Le Quartanier, 2015) a été finaliste au Prix littéraire des collégiens et lui a valu le Prix littéraire du Salon du livre du SaguenayLac-Saint-Jean.

En 2020, son roman Les manifestations (Le Quartanier, 2019) a été finaliste au Grand Prix du livre de Montréal et au prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec. Bibliothèque québécoise (BQ) a publié Quarantaine en 2018, qui réunit les trois romans du cycle qu’il a fait paraître entre 2005 et 2009.

« Ça peut pas être un adon! »

La femme souriait, elle a ouvert les bras. Ce mot, adon

« Deux fois. Trois, à la limite. Mais là, ça fait quatre fois. C’est pas un adon, c’est fait exprès. »

Elle s’est avancée vers moi, m’a pris la main. Nous nous sommes mis à marcher. Je ne savais pas si elle me menait quelque part ou si nous allions ensemble, de concert, vers un endroit qu’il était inutile de nommer. Les pavés avaient séché, l’heure du dîner achevait, les touristes recommençaient à encombrer les trottoirs.

— L’aventure me donne soif.

— Ça adonne bien, regarde.

À cet instant précis, en effet, un serveur sortait des tables sur une terrasse, juste devant nous. Nous nous sommes assis. Je me suis demandé si, en employant le verbe adonner, je n’avais pas un peu forcé la note. Mais non, elle rayonnait : le pacte était scellé. Je ne lui ai pas dit qu’adon, au moment même où elle l’a prononcé, était le mot exact que j’avais sur les lèvres. Coïncidence.

Ce mot traîne avec lui des images de bonshommes accommodants, de bonnes femmes rieuses et serviables. Ceux qui le prononcent, habituellement, sont plus vieux que moi, plus sages aussi, et ils ont un petit bedon. Je m’ennuyais de la maison, tout en sachant que la maison qui me manquait n’existait plus, et le mot adon, prononcé par nous deux en même temps, m’a réconforté. En terre étrangère, une femme s’était adressée à moi dans ce français familier qui abat mes défenses. Je la voyais québécoise et sympathique, simple et efficace, et certainement comique. Comme le mot.

Adon - Arielle Galarneau
Illustration : Arielle Galarneau
 

Elle souriait toujours. Je souriais aussi, à tout hasard. Le serveur s’est approché. Elle a commandé du vin blanc et j’ai dit « same thing », même si j’aurais préféré une bière. J’ignorais quoi dire à propos de ces faux adons, soupçonnés d’être faits exprès.

Rien jusque-là, dans ma journée, n’avait relevé d’autre chose que du réflexe, de cette sorte de somnambulisme qu’induisent l’oisiveté, le dépaysement et le décalage horaire. Ma chambre d’hôtel n’étant pas équipée d’une cafetière, j’avais dû sortir tôt. Le café où j’étais allé n’était pas bondé, loin de là, quelques habitués et d’autres clients comme moi, matinaux et ébouriffés. Cette femme avait les cheveux bruns, courts, un manteau foncé. Si elle y était, je ne l’avais pas remarquée.

Le silence entre nous s’est installé, puis étiré. La femme me regardait intensément. Mon sourire était de plus en plus crispé.

Après le café, j’étais allé au musée d’art moderne. Dans toutes les villes où j’arrête, je visite le musée d’art moderne. C’est parfois bouleversant, souvent ennuyant, mais il y fait toujours chaud et on y a la paix. Je ne crois pas l’avoir croisée là non plus, mais peut-être, après tout. Dans une grande salle sombre, sans banc, on projetait des animations cruelles qu’un enfant aurait pu dessiner. Un chat étranglait un chien, un rat mangeait un édifice. Les visiteurs devaient s’appuyer contre les murs. Ses pantalons étaient foncés, ses souliers, sobres. J’avais bien pu ne pas la remarquer.

Le serveur est revenu avec nos verres. Il avait apporté des olives, précédant une faim que je me découvrais.

— Il est donc d’adon, lui!

J’exagérais peut-être.

— Pourquoi tu dis ça?

— J’avais faim, il apporte des olives. Je trouve que le gars est d’adon.

— T’aimes ça, ce mot-là.

Son ton avait changé.

— C’est toi qui as dit adon, tantôt.

— Qu’est-ce que j’ai dit?

Je lui ai répété la phrase par laquelle elle m’avait interpelé. Ça l’a surprise.

— J’ai pas dit hasard ou chance?

— Ah, non. Je serais pas ici.

C’était peut-être un peu sec. Elle a pris une gorgée de vin, n’a pas tout de suite déposé son verre, en a pris une deuxième. Le but de cette opération n’était pas de goûter mieux ou d’étancher sa soif, mais d’aider une idée à se former. Puis elle a dit :

— À quoi ça te fait penser, adon?

— À un hasard heureux, nommé par un mononcle content.

— J’ai l’air d’un mononcle?

— Bien sûr que non, mais la chaleur, la familiarité…

Mon explication l’a satisfaite. Elle ne mangeait pas d’olives, mais elle en a parlé.

— Tu manges pas d’olives?

— Oui. Regarde.

J’en ai mangé.

— Tu avais tellement faim.

J’en ai pris d’autres.

Après le musée, je m’étais perdu dans le quartier historique. Ses rues tortueuses menaient toutes dans des trappes à touristes. Les maisons, basses, sombres, trop rapprochées, coupaient toute perspective au promeneur. Tant de vieux m’accablait. La synagogue : une petite foule amassée devant une façade anonyme. L’ancienne fabrique : un rectangle de pierre fermé pour rénovation.

— La synagogue était un peu décevante, finalement.

— Dommage qu’on puisse pas visiter l’intérieur.

Donc, nous nous étions vus devant la synagogue.

— Et l’hôtel, trop bruyant.

— Il fallait s’y attendre, si près de la gare.

Deux rencontres, donc. Mais plutôt une fatalité qu’un adon : deux étrangers dans une ville touristique. À quoi fallait-il s’attendre?

— Tu sais, je ne crois pas au hasard…

La conversation prendrait un tour métaphysique.

— Je crois aux coïncidences provoquées, aux désirs qui se matérialisent subitement.

Elle semblait réciter les premières pages d’un livre acheté en pharmacie. Je refusais d’être déçu.

— Je crois aussi que les gens persévérants sont parfois récompensés. Et qu’à la fin, aussi, les voleurs sont punis.

Je me suis étouffé avec une olive. Elle a tourné la tête, comme pour me reposer de son regard.

Sorti du dédale historique, je me suis arrêté devant un magasin de chaussures, heureux d’avoir quitté cette atmosphère étouffante pour respirer sur le pavé lisse, devant une devanture aérée. À l’intérieur, au‑delà des étalages en vitrine, un client a attiré mon attention. Il s’est mis à pleuvoir, je suis entré.

Était-elle assise dans le magasin, essayant des bottes qu’à son allure, je devine, elle était incapable de s’offrir? L’homme hésitait entre deux paires de souliers noirs qui, de mon point d’observation, semblaient en tous points pareilles. Il aurait pu tirer à pile ou face. Puis, ça m’a saisi. Cet homme ressemblait à un ami que j’avais eu, un vieil ami perdu. On m’avait dit qu’il était mort, mais comme son corps n’a jamais été retrouvé, j’ai toujours douté. Cet homme avait mille raisons de fuir, et de me fuir en particulier.

La femme avait recommencé à m’épier, comme pour suivre le cours de mes pensées.

— Il se fait appeler Charles, maintenant, et il passe pour un Français.

L’homme avait levé vers moi des yeux affolés. J’avais vieilli, lui aussi, mais impossible de ne pas nous reconnaître. Impossible aussi, pour lui, après tout le mal qu’il m’avait fait, d’imaginer que nous nous croisions par hasard. Il a posé là les chaussures et s’est mis à marcher vers la porte. Lentement d’abord, puis plus vite. Une femme s’est glissée dehors à sa suite.

Le décalage, l’insomnie, le temps lourd qui vous écrase sur la brique moussue et ce traître comme surgi d’un rêve… Il pleuvait encore et j’ai commencé à marcher dans la direction qu’il avait prise. Pas assez vite. Je l’ai reperdu.

— Les grands esprits se rencontrent. Et ceux qui ont des objectifs communs.

— Il s’appelle Charles, tu dis?

— Charles Garnier.

— C’est mon nom.

— Il a pris ton nom?

— Mon nom et le reste.

Je n’avais pas eu la force de courir après lui, comme je n’avais pas eu, vingt ans plus tôt, le courage de me défendre. Il se perdait dans la foule, se dissolvait dans la bruine, sombrait dans l’oubli dont il venait à peine de sortir. J’ai marché pendant une heure sans vraiment le chercher. Je ruminais. Quelle chance avons-nous de croiser un homme mort, en pays étranger, justement l’homme qu’on désire le plus oublier? Tu parles d’un adon! « Ça peut pas être un adon! » Une femme devant moi ouvrait les bras. Refuge, consolation.

Le serveur avait apporté d’autres verres.

— Au début, je pensais que tu me suivais. Mais c’était lui que tu suivais. On était dans la même équipe.

Je n’osais plus la contredire. Pierre était‑il, lui aussi, allé au musée, à la fabrique, à l’hôtel? Avait‑il, comme moi, cherché à se perdre dans le désordre pour ne trouver que l’adon? Et elle, que lui voulait‑elle?

— N’est-ce pas, Charles? Tu es dans mon équipe?

— Tu trouves qu’on s’adonne bien?

C’était plus fort que moi.

— J’avais peur que tu dises ça… Adonner… Des cousins s’adonnent. Des voisines s’adonnent. Nous, on est complices.

J’ai compris à ce moment que Pierre venait de mourir et que cette folle croyait m’avoir rendu service.

 


Consultez l’article adon dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.