Mitaines, chères mitaines

Jean Désy

Chères mitaines, gardiennes de mes doigts et de mes poignets, surtout dans le Grand Nord...

Jean Désy

Jean Désy est poète. Il enseigne à l’Université Laval en littérature et en médecine. Ses passions ont été nordiques pendant une grande partie de sa vie. Il pratique toujours la médecine en tant que dépanneur sur la Côte‑Nord. Parmi ses plus récentes parutions, il signe un essai intitulé Être et n’être pas, à propos de la vie inuite contemporaine, publié aux éditions XYZ en mars 2019, un autre essai, intitulé L’irrationalité nécessaire, paru chez XYZ en septembre 2020, et un conte poétique intitulé Non je ne mourrai pas, publié chez Mémoire d’encrier en 2021.

Mitaines, mes chères mitaines, gardiennes de mes doigts et de mes poignets, surtout dans le Grand Nord, par moins trente degrés si souvent, mais parfois sous la barre des moins quarante, je m’en souviens comme si c’était hier, c’était pourtant il y a longtemps, lors d’un Grand Tour du Québec en motoneige, en janvier, février et mars 1992, en compagnie de mon ami Jean‑Benoît, après un départ de Loretteville pour aboutir au Nunavik et virer pendant près de deux mois en pays inuit, considérant la grande traversée du continent, entre Puvirnituq et Kangiqsuk, grâce à nos guides Qalingo et Tayara, pour rejoindre Kuujjuaq, au sud de la baie d’Ungava, sans guides cette fois, et tenter de rallier Schefferville (Matimekosh), toujours en motoneige.

Mais le destin voulut que nous restions emprisonnés près du lac Nachicapau, à quelque trois cents kilomètres de Schefferville, pendant plusieurs jours, pour des raisons techniques, parce que si la neige ne fait souvent que dix centimètres dans la toundra, même au plus rude de l’hiver, elle faisait parfois deux mètres d’épaisseur dans la taïga, au sud de la rivière Koksoaq, ce qui épuisa pratiquement toutes nos réserves d’essence, car à tout moment, nous devions nous battre pour nous déprendre des bancs de neige et autres zastrugis monumentaux, sans compter qu’il n’y avait aucun sentier balisé entre Kuujjuaq et Schefferville, les derniers Inuits à avoir emprunté cette route l’ayant fait dix ans plus tôt, ce qui nous obligea à organiser un retour vers la baie d’Ungava à l’aide d’un seul véhicule bringuebalant. Ouille!

Mais toute cette expédition, sur six mille kilomètres, l’entièreté de notre équipée autant nordiciste

qu’inuite fut vécue, pour ma part, avec de longues mitaines de castor, qui couvrent les avant‑bras jusqu’au milieu, parfaites mitaines pour les temps les plus blizzardeux, mitaines que je traîne encore, d’ailleurs, dans mes bagages, même si la plupart du temps, c’est dans les environs de ma cabane située dans la Vallée Bras‑du‑Nord, non loin de Saint‑Raymond-de-Portneuf, que je vis ces années‑ci la plupart de mes aventures hivernales. Mitaines de castor qui sont restées pratiquement intactes, majeures dans ma vie d’aventurier, dont tout l’intérieur est recouvert avec de la peau au poil doux et soyeux. Mitaines imperméables qu’il m’est souvent arrivé de prêter à différentes compagnes ou à différents compagnons d’excursion, surtout quand les sorties doivent avoir lieu entre la fin de décembre et le mois de mars, car même dans notre « Sud » de « Petit Nord » québécois, encore ces années‑ci, le thermomètre tombe parfois sous la barre des moins vingt‑cinq degrés Celsius. Chaque fois qu’une amie ou un ami, une adolescente ou un adolescent, qui très souvent sont les enfants de mes compagnons d’excursion, ont enfilé ces mitaines nordiques – leur seule autre arme contre l’hiver pour protéger leurs mains étant de simples gants –, chaque fois que nous avons décollé en motoneige pour des tournées de quatre, cinq ou six heures d’affilée, eh bien, j’ai reçu des compliments, ou ce sont les mitaines elles‑mêmes, mortes de rire, qui se sont laissé complimenter, même le pouce, et peut‑être surtout le pouce, pourtant mis à l’écart de la protection générale pour d’évidentes raisons utilitaires. Mais un pouce, par essence, c’est résistant au froid, beaucoup plus qu’un annulaire, peut‑être le doigt le plus fragile aux engelures, lui qui apprécie se serrer entre l’auriculaire et le majeur, bien à l’abri grâce à des mitaines pas piquées des vers. Malléables mitaines quasiment incandescentes à l’intérieur (mais jamais trop, juste ce qu’il faut!), si douces au toucher qu’on aurait envie de passer plus de temps en leur compagnie, même dormir avec elles dans une tente, en janvier, malgré la protection d’un sac de couchage en duvet. Mitaines dont on ne voudrait jamais se défaire, pareilles à des entraîneurs, des stimulateurs pour de longs voyages sur des lacs gelés, des rivières englacées ou même sur les banquises d’Hudson ou d’Ungava.

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Illustration : Valérie Turcotte, étudiante à la maîtrise en Arts visuels de l’Université Laval
 

Mitaines constamment encensées, toujours nommées « mitaines » et jamais « moufles », même si cette appellation est plus commune en France, le mot « moufles » m’ayant souvent été proposé et parfois avec insistance lorsque j’ai présenté certains manuscrits traitant de nordicité et d’hivernité chez des éditeurs, au Québec ou ailleurs. Mais bien que le mot « moufles » soit usuel pour bien des correcteurs et correctrices d’origine française, chez nous, dans notre Nord-Amérique de grands frettes, ce sont les mitaines qui sont portées, et autant par les gens des Premières Nations que par les Canayens. Mitaines toujours au pluriel quand il s’agit de voyagements et autres voyageries nordiques, la mitaine employée au singulier, dans l’art de la cuisine, entre autres, n’ayant rien à voir ici. Mitaines si profondément différentes des gants, que ceux‑ci soient en cuir ou en matériel synthétique. Mitaines toujours malléables, aisément manœuvrables, achetées peu de temps avant mon départ pour le Grand Nord dans un magasin de plein air, à Québec. Mitaines plutôt énormes d’apparence, dont l’extérieur est fait de cuir souple. Mais sur le dos de la main, il y a une plaque mesurant quinze centimètres sur dix centimètres, elle aussi en poil de castor. Elle semble avoir été piquée là pour la beauté. Mais selon bien des Inuits, Cris et Innus, elle sert à essuyer son nez quand il se met à couler en pleine lancée dans l’hivernitude. Mitaines de type « morvex », comme on aime le dire chez bien des coureurs de bois du Saguenay–Lac-Saint-Jean, de l’Abitibi ou de la Côte‑Nord, de Tadoussac jusqu’à Blanc‑Sablon, aux portes du Labrador. En inuktitut, pour parler de mitaines, on dit pualluk, tandis que soufflent les vents les plus furieux descendus d’Ellesmere. En innu, on dit ashtish, si doux à l’oreille alors que l’essentiel d’un moment de vie peut tourner autour d’une chasse à la perdrix blanche qui a été fructueuse, quand on se trouve sur la route de retour vers le campe ou le shaputuan, là où l’on fera bouillir de l’eau pour le thé. Dans le Nord, on retire ses mitaines pour tendre un collet à lièvre, ou pour recharger une carabine, ou pour manipuler un brûleur portatif quand vient le temps de réchauffer le dîner. Autrement, on garde ses mitaines!

J’aurai ainsi vécu grâce à mes mitaines de puissantes aventures, en particulier dans le Grand Nord, en y gagnant du confort, il me faut l’avouer. Joie de coureur de froid. Sentiment de plénitude quand le corps est suffisamment protégé des intempéries pour que l’esprit puisse vagabonder en toute liberté.

Ce sera bientôt dans tout le pays le plein hiver qui comme toujours me fouette l’âme. Je n’aurai qu’à descendre dans la cave de la maison où j’habite pour ressortir de leur boîte mes pualluk, mes ashtish, mes mitaines en poils de castor. Une vague odeur d’essence et de cuir mêlée à celle de vieux sapinage comme de lichen moisi me sautera à la cervelle, me rappelant qu’une partie essentielle de ma vie me destinait à être lié à ces mitaines qui se sont mêlées à mon langage quotidien, comme cela survient à tout le moins pendant quatre ou cinq mois, chaque année. Mitaines inventées par des ancêtres, les Anciens que je vénère chaque fois que je m’agenouille dans une saulaie. Mitaines prêtes pour un autre départ vers le Grand Nord. Mitaines de ma vie pratique tout autant que de ma vie poétique. En toute nordicité!

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« ... mes pualluk, mes ashtish, mes mitaines en poils de castor. » (Photo : Jean Désy)

 


Consultez l’article mitaine dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.