Sur les fleuves de février
Emporté par les glaces, le traversier a dérivé vers l’île d’Orléans...
Emporté par les glaces, le traversier a dérivé vers l’île d’Orléans et peine à remonter le courant pour réintégrer sa trajectoire habituelle. La garde côtière a été appelée en renfort. C’est le genre de moment où je regrette de ne pas avoir de téléphone portable.
« On sait ben, Agathe, a peut jamais faire comme tout le monde. Pas de voiture, pas de Facebook, pas de cellulaire. »
J’entends mon frère chialer jusqu’ici. Mon retard le fera assurément rager. Il s’indignera de mon impolitesse, arguera que je n’ai jamais été respectueuse des règles, que je me pense importante au point de faire attendre tout le monde sans m’excuser.
« Ingrate. »
Il a raison : je ne me montre pas assez reconnaissante de toute la beauté qui m’entoure. Des volutes blanches relient le fleuve au ciel. Le feu froid de l’hiver émet ses signaux de fumée. Bientôt, les nuages éclateront en milliards de flocons sur la ville. Les équipes de déneigement devront à nouveau faire disparaître l’évidence. Tout est toujours à recommencer.
Le contraste entre le dedans et le dehors embue la vitre. Un cœur apparaît au travers des gouttelettes de condensation – encre magique activée par le retour de l’humidité. Je me lève pour dessiner un soleil au‑dessus du graffiti ressuscité. Une fillette se joint à moi et commence à esquisser des goélands en forme de M. Sa mère lui intime de revenir s’asseoir, puis me fait de gros yeux. Je n’ai jamais été un exemple pour la jeunesse, y compris quand j’étais moi‑même enfant.
Dans la cour de récréation, toute la classe jouait à la traverse Québec‑Lévis. Le but était de passer d’une rive d’asphalte à l’autre sans se faire toucher par le maître du jeu. Comme j’étais immanquablement une des premières à me faire prendre, je passais la majorité de mes récrés à attendre que d’autres perdants me rejoignent dans les marges. La plage des échoués : c’est ainsi que je l’appelais. Mais seulement dans ma tête. Si j’avais le malheur d’utiliser des mots trop compliqués, on me traitait de pense‑bonne. Même si je connaissais les termes exacts, je les gardais pour moi, parce qu’on m’avait appris que le silence était d’or. J’espérais que ça me permettrait un jour de devenir incroyablement riche et de partir infiniment loin.
De sa voix d’ancien fumeur, le guichetier de la gare fluviale annonce que le bateau a été délivré de l’embâcle qui le tenait captif. Il risque cependant de mettre encore de longues minutes avant de regagner le quai. Avant même d’éteindre son micro, l’homme prend une poignée de cœurs à la cannelle qu’il s’envoie tout entière au fond de la bouche. Le cliquetis des petits bonbons rouges qui s’entrechoquent sonne comme un trésor. Ou comme les dents qu’un pirate aurait arrachées à ses prisonniers et qu’il trimballerait dans une pochette de velours noir en guise de porte‑bonheur macabre. Peut‑être que le capitaine, l’équipage et les passagers du traversier ont en fait été pris en otage par des bandits. Le navire ne sera relâché qu’une fois la rançon payée.
« Agathe a toujours eu trop d’imagination. Franchement, vous allez pas prêter attention à ses niaiseries? »
Après avoir essayé pendant une dizaine d’années de me convaincre de revenir habiter sur la rive sud, maman a fini par abdiquer et me laisser gérer ma géographie à ma guise. Elle n’a jamais compris pour autant. Compris pourquoi je suis allée m’établir « de l’autre bord du pont ». Après mon exil, elle a toujours évité de prononcer le mot Québec en ma présence, comme si la simple évocation de ce nom risquait de lui attirer les foudres divines.
― C’est ici ta place, tu as grandi ici. Toute ta famille est de ce côté‑ci. C’est important, la famille.
― Oui, maman. Tout comme c’est important de vivre dans un endroit qui nous donne pas l’impression de mourir un peu plus chaque jour.
― On finit tous par crever de toute façon.
Maman a toujours été terre à terre. Elle a grandi sur le plancher des vaches, comme elle aimait dire. Et le plancher de ma chambre d’adolescente, lui, était à ses yeux une vraie soue à cochons. Les animaux ne se terraient jamais bien loin. Je laissais traîner tout ce que je pouvais pour les éloigner. Des vêtements sur le prélart, des boîtes à pizza sous le lit, des papiers déchirés et des rognures d’efface sur le bureau : plus c’était bordélique, plus je me sentais en sécurité. Les cochons n’oseraient pas entrer.
La salle d’attente est munie d’un téléphone public. Je pourrais toujours quêter cinquante cennes à un passager pour appeler ma tante et l’avertir de la situation. Patrick me traiterait sans doute de menteuse. « Toujours là, à raconter des histoires pour se rendre intéressante. » Si seulement j’avais le loisir de les inventer, les histoires, je m’arrangerais pour en créer qui soient moins dérangeantes, afin qu’on me croie, pour une fois.
Plutôt que de quémander des vingt‑cinq sous à mon voisin de siège, je vais demander au guichetier s’il pense que j’ai des chances d’arriver à Lévis avant la nuit.
― Ça dépend à quelle heure tu te couches, qu’il me répond sur un ton pince-sans-rire sans même m’accorder un regard.
Il a dû passer la journée à se faire insulter par une bande d’usagers insatisfaits. Je lui souris pour faire changement. Sentant ma présence persistante, il finit par détacher les yeux de son iPhone. Il me dévisage, l’air ébaubi. Ébaubi : un autre mot que je n’aurais jamais osé employer quand j’avais neuf ans. Même si je connaissais parfaitement sa définition. J’étais souvent ébaubie. L’étonnement était mon mode d’être habituel. Je ne comprenais pas ce que je faisais là, pourquoi. Comment j’avais pu atterrir dans cette famille qui se prétendait mienne. On avait dû échanger mon petit corps naissant avec celui d’un autre bébé de la pouponnière. C’était la seule explication logique.
― Votre mère est‑elle encore vivante, monsieur?
― J’avoue que celle‑là, c’est la première fois qu’on me la pose aujourd’hui.
― …
― Oui, ma mère est encore vivante.
― Pas la mienne. Plus maintenant.
― Euh… je suis désolé.
― Je m’en vais à ses funérailles. C’est pour ça que je voulais savoir si le bateau aurait encore beaucoup de retard.
C’était inutile de le déranger pour ça. Ma mère est morte, ça ne change plus rien que j’arrive à l’heure ou non.
Je tourne le dos au guichetier pour aller me rasseoir; il m’interpelle avec un sifflement.
― Tiens, prends ce qui reste, moi, j’ai déjà la gueule en feu.
Mes lèvres gercées craquent en s’étirant pour sourire encore plus vrai.
― C’est plus fort que moi, quand je commence à en manger, je peux pas m’arrêter.
― Merci.
― Je suis sûr qu’ils mettent de la drogue là‑dedans.
― Ça va m’aider à engourdir la peine, dis‑je en attrapant le sac de cœurs à la cannelle à moitié plein.
En m’entendant articuler le mot peine, je me demande si c’est vraiment ce que je ressens. Maman est morte. Je ne sais pas si je suis triste.
Je reprends ma place face à la grande baie vitrée. Tout aurait effectivement été moins compliqué si j’avais eu une voiture. Je serais arrivée à l’heure, peut‑être même en avance pour une fois; j’aurais serré la main de dizaines d’inconnus compatissants, accepté leurs étreintes, refusé celle de Patrick, créé un froid, comme d’habitude. Tout aurait été moins compliqué si j’étais demeurée à Lauzon, toujours, éternellement, jusqu’à m’éteindre. Si j’avais repris l’auberge, fidèle au rêve de mon père. Si ce dernier n’avait pas fait une crise cardiaque la veille de mes cinq ans. Si je n’avais pas étudié la philosophie. Si j’étais restée sage dans le sens de silencieuse. Pour cela, il n’aurait pas fallu me laisser jouer sur la berge à marée basse. On aurait dû m’empêcher de sortir avec mon cerf‑volant par les jours de grands vents. C’est le varech et les rafales qui m’ont appris qu’on pouvait être libre.
« Tu seras jamais libre. Tu vas toujours être à moi. »
Patrick n’a jamais réalisé que si son secret tenait encore, c’est parce que maman s’en faisait la gardienne. Elle le savait. A toujours su. N’a jamais rien fait. Ne s’est jamais opposée à ce qu’il entre dans ma chambre tous les soirs pour vérifier que j’étais bel et bien endormie. Certains soirs, la vérification s’éternisait. Pourquoi maman se serait‑elle inquiétée qu’il passe vingt minutes derrière la porte fermée? Un grand frère ne peut vouloir que du bien à sa petite sœur de six ans.
Le sens des mots, je l’ai appris vraiment très tôt. Celui des mensonges aussi.
Sa coque se fracassant contre les glaces, le traversier fraie son chemin vers nous, ses passagers. Dans son sillon, des milliers de vaguelettes de soulagement. Je le réalise seulement maintenant : rien ne m’oblige à y aller.
Je rentrerai chez moi à pied.
Consultez l’article traversier dans le Dictionnaire historique du français québécois pour en apprendre davantage sur ce québécisme.